Scénariste de la série à succès Baron noir, Éric Benzekri est également un observateur très fin de la communication politique. Rencontre avec celui qui est sans doute le meilleur témoin de la confusion des genres entre fiction et réalité.
New York, 1930. Cécilia, une jeune serveuse délaissée par un mari tire-au-flanc, se console en passant ses soirées au cinéma. Le passe-temps se transforme en passion quand elle s’éprend de Gil, héros fictif du film du moment. Mais alors qu’elle retourne le voir pour la cinquième fois, l’inimaginable se produit. Gil sort de l’écran pour la rejoindre. Mise en abîme, confusion des genres : c’est l’histoire d’une fiction qui ne se contente plus de refléter le réel mais qui vient s’y mêler. La Rose pourpre du Caire n’est pas l’œuvre d’Éric Benzekri mais on pourrait s’y tromper. Parce qu’il a de Woody Allen bien plus qu’un parent ashkénaze. Il a son sens de l’absurde et son autodérision. Son regard sévère mais bienveillant sur les gens. Ses tourments assumés, aussi. « Quand je me lève le matin, je suis déjà inquiet. » Mais s’il est comme Allen préoccupé par l’état de la société, il a ce petit truc en plus qui caractérise si bien les Français, malgré tout, par rapport au reste du monde : il aime profondément la politique. « Et pas seulement parce que ça plaît aux filles. » Parce qu’il croit qu’elle peut sauver le monde ? « Aujourd’hui, c’est sans doute la politique qui doit être sauvée. » Mais alors comment ? Est-ce que comme Gil vient sauver Cécilia, la fiction pourrait venir sauver la politique, ou tout du moins l’inspirer ? Une chose est sûre, les frontières ne sont plus étanches. Zelensky, oui, lui-même, a été élu président de l’Ukraine dans une série populaire avant de l’être réellement quatre ans plus tard. Est-ce qu’on est surpris, quand dans une vidéo diffusée le 20 janvier dernier, Anna Mouglalis, l’actrice qui jouait le rôle de la présidente de la République dans la série Baron noir, appelle, de sa voix reconnaissable entre mille, à voter pour la primaire populaire ? Oui, et pas qu’un peu : elle dit «je» et elle est assise à côté de son portrait officiel de présidente tel que présenté dans la série… sauf qu’elle parle de la vraie primaire. La primaire IRL.
Benzekri assure qu’il n’y est pour rien et on a envie de le croire, tant ses intonations aiguës débordent de sincérité. Mais lui, est-ce qu’il en fait encore, de la politique ? « Plus depuis 2007 », dit-il, en n’omettant jamais de rappeler ses débuts à l’Unef, comme d’autres évoqueraient naturellement le lieu où ils ont grandi. Pour nos jeunes lecteurs qui n’auraient pas la réf’, disons que l’Unef est aux syndicats étudiants ce que le tourne-disque est à Spotify. Tout, et plus rien à la fois. Depuis, on a changé de monde, on a même changé de siècle. Et puis il se corrige : « Enfin si, j’en fais… Mais autrement. » Alors quand on lui demande si écrire des séries, c’est faire de la politique, la réponse tombe comme une évidence : « Au fond, toi et moi on fait un peu la même chose : on raconte une histoire. » Nous y voilà. Et si les scénaristes étaient les Jacques Pilhan des temps modernes ? Rencontre avec Éric Benzekri, le Baron des spin doctors.
Éric Benzekri, est-ce qu’une série politique, c’est une série qui fait de la politique ? Autrement dit, te considères-tu aujourd’hui comme un acteur politique ?
Non, je ne fais plus de politique depuis 2007… Enfin si… j’en fais, mais autrement. Désormais, je suis plus un conteur qu’un acteur politique. J’essaye de présenter toutes les vicissitudes de la politique, alors qu’elle semble subir une rétrogradation dans le cœur des gens comme dans son pouvoir de sauver le monde… Aujourd’hui, c’est sans doute elle qui doit être sauvée. J’essaye de le faire en mettant la focale sur les hommes et les femmes qui sont au cœur de son réacteur.
C’est vrai, The West Wing, Borgen, The Crown ou même Rome, c’est le récit passionnant de la démocratie naissante ou déjà en mouvement. Quand Baron noir met en exergue les personnes. Pourquoi ce choix ?
Parce que le trait caractéristique de la série par rapport au cinéma, c’est précisément le personnage. Mais c’est pareil pour The Crown, ou même dans West Wing, à travers les tiraillements formidablement tragiques d’un Toby Ziegler, par exemple. Tous les amoureux de séries politiques connaissent Toby. Ou encore Jed Bartlet, Franck Underwood, Brigitte Nyborg, Olivia Pope et plein d’autres encore… Qu’est ce qui fait l’intérêt d’un grand personnage politique ? Sa capacité à émouvoir. À rester humain. À dépasser son statut de symbole du pouvoir. Regarde Bartlet : son intelligence émouvante, voire décalée, il la met au service de la rectitude morale. Même si cela peut le faire perdre. Il y a de ça avec Mitterrand et la peine de mort, je trouve. On dit parfois aujourd’hui que ça l’a fait gagner. C’est vrai, mais ça aurait surtout pu signer son échec.
L’intérêt d’un grand personnage politique, de fiction ou réel, c’est donc aussi sa capacité à prendre des risques ?
Complètement. Du personnage politique comme de son spin doctor d’ailleurs. Pilhan disait que la réussite d’une opération se mesurait à l’aune de l’ampleur du risque pris. Envoyer Mitterrand en 1985 face à Mourousi, c’était un risque énorme. Et d’ailleurs au soir de la diffusion, on lui reproche de l’avoir tué. Ça se retourne au moment où les audiences tombent : c’est la première fois qu’un invité politique voit l’audience augmenter tout au long de la soirée. C’est un carton. Et même du jamais vu.
Mais est-ce que les politiques peuvent encore faire « un carton » aujourd’hui ? Les personnages politiques dans la fiction hypnotisent, fascinent, séduisent… alors que dans la réalité, c’est devenu tout le contraire. Pourquoi ?
Je ne suis pas sûr que ça soit tout le contraire. Mélenchon, Zemmour ou Macron fascinent. Mais cette fascination s’accompagne d’une répulsion. Sans être psychanalyste, on voit bien que la société, le pays a un inconscient collectif. Or la France aime la politique. Le Français est politique. Il comprend parfaitement ce qui est en train de se jouer.
Pourquoi est-ce qu’il vote de moins en moins alors ?
Parce qu’il pense que le vote ne change rien. À une époque pas si lointaine, on se socialisait dans les corps intermédiaires. Les associations. Les syndicats. Les partis. Où sont-ils aujourd’hui ? C’est ça qu’il faut restructurer pour mobiliser. Ce qui différencie Baron noir par rapport à d’autres séries, c’est justement l’importance fondamentale accordée aux partis politiques. On voit des réunions de sections du PS, des instances de direction de LFI. Sans cette machinerie partisane, la démocratie se dérégule.
Au fond, si hier les partis remontaient les signaux faibles, comment faire sans eux pour comprendre les vents qui traversent la société ? Comment fais-tu, toi, pour sentir le parfum de notre époque ?
J’ai été formé aux permanences politiques, c’est vrai que c’est le meilleur observatoire du réel. Aujourd’hui, je lis beaucoup. La presse, des romans où on parle de sentiments ; la politique est au moins autant une histoire d’affect que d’idéologie. Je lis aussi des essais, parce que je prends au sérieux les intellectuels et que je crois en leur capacité à penser notre époque comme 140 signes ne pourraient le faire. Bon, je reconnais que je traîne pas mal quand même sur les réseaux sociaux, en m’infiltrant avec des pseudos sur certaines pages Facebook, de mouvements sociaux, de chasseurs… Il faut observer. Se défaire de nos vieilles peaux idéologiques et culturelles, laisser tomber notre armure de valeurs. Être vierge de prêt-à-penser. Penser contre soi-même. C’est cet effort qui permet de comprendre et donc d’anticiper.
C’est intéressant que tu parles d’anticipation. Baron noir met en scène avant l’heure un personnage à la Macron, un mouvement du type Gilets jaunes ou encore un leader populiste dans la course à l’Élysée. Les plus rationnels parlent justement de cette « capacité d’anticipation ». Les plus superstitieux disent « prémonitoire ». Les désabusés y voient simplement du hasard. Et toi ?
Moi, j’y vois beaucoup de travail. Et je ne travaille pas seul. Je reproduis ce que j’ai appris en politique : constituer un intellectuel collectif. On pense mieux à plusieurs. Notre travail de scénaristes, c’est de dire où en est la société, comment elle va, et ça, c’est tout sauf statique. La perception qu’a l’opinion de la société, c’est de là que vient le mouvement ! Ce n’est pas de la prémonition mais une analyse au cordeau du présent. On essaye avec mes coauteurs de bien penser le présent et alors on a de bonnes chances de tomber sur ce qui va se passer.
Penser le présent, oui. Houellebecq, Ken Loach, Lindon le font aussi. Mais que les séries se mettent à inspirer la politique, ça c’est moins banal ! Posons la question franchement : la série politique participe-t-elle à la fabrique de l’opinion, voire à la fabrique du réel ? The West Wing a par exemple été perçue comme une sorte de laboratoire du leader démocrate idéal. Et surtout, exemple éclatant d’actualité, l’actuel président ukrainien a été le héros élu dans Serviteur du peuple avant de l’être réellement !
Je pense que oui. C’est ça le drame. La série politique devient un évènement du paysage culturel et dès lors les acteurs politiques l’intègrent comme un des éléments à prendre en compte. Comme une prescription, ou comme une mise en garde.
Pourquoi un drame ? Cette inspiration du réel n’est-elle pas parfois consciente, volontaire ? Prenons un exemple : dans Baron noir, le fait que la Présidente, Dorendeu, soit une femme, n’est pas un sujet et le personnage refuse d’ailleurs de se définir comme tel. Même sans être militant, le scénariste ne rend-il pas certaines idées ou situations acceptables en les rendant normales et visibles dans une fiction ?
C’est exactement cela. Le jour où on écrit cette scène, j’avais entendu à la radio parler d’une étude listant les mots décrivant des personnalités publiques et j’avais été heurté par les termes « qualificatif femme ». J’ai deux filles, je ne veux pas que plus tard elles soient « triées » au moyen de ce « qualificatif femme ». C’est une déshumanisation. J’en parle à Olivier Demangel, Raphael Chevènement, Thomas Finkielkraut, et Laure Chichmanov et on se met alors à écrire. Notre but ? Montrer que le seul « qualificatif » applicable à Dorendeu, c’est qu’elle est présidente. C’est ce qu’on aurait dit d’un homme président. On n’emploie pas pour eux ce truc du « qualificatif homme ». Alors oui, on l’a fait en espérant que ça ait un impact sur les petites filles qui regardent la télé, c’est même fait pour et c’est assumé.
Du coup, toi qui as le sens du tragique, est-ce que tu en ressens une forme de responsabilité ?
Évidemment. Moi, quand je me lève le matin, je suis déjà inquiet. Je sens cette responsabilité. Sur la question des femmes, j’ai essayé de mettre dans le personnage d’Amélie une dramatisation extrême pour montrer le problème. Au moment où elle tombe amoureuse, elle cache son histoire, ce que n’aurait pas fait un homme. Ce que n’ont pas fait Sarkozy ou Hollande. Elle dit : « Je suis celle qui va se coucher sur les barbelés pour que les suivantes puissent passer dessus et franchir l’obstacle ». Parce que si on l’avait su, on aurait parlé que de ça, et plus de son action de présidente. C’est un personnage sacrificiel et j’adore ça.
Le sacrifice ?
Oui. Il y a deux façons de montrer l’exercice du pouvoir : jouissance de la puissance ou dimension sacrificielle. C’est cet aspect que la com ne montre pas assez. C’est pourtant une réalité méconnue. J’ai travaillé, il y a longtemps, pour un maire en Essonne, Olivier Léonhardt, qui lors de son premier discours a dit « Être maire, c’est dormir avec son téléphone allumé sur la table de nuit ». C’est ça être maire ! C’est comme être mère. C’est donner son temps sans calcul. Oui, cette tâche, si on veut bien la mener, est nécessairement sacrificielle.
Et le verbe dans tout ça ? Il y a le don de soi, l’action… mais quelle est la place de la forme dans le récit politique ?
Elle est centrale. Dans Baron noir, les dialogues sont très travaillés. Le sentiment assez partagé est qu’il y a une impuissance du politique du fait de la décentralisation, de l’européanisation, de la mondialisation… Le verbe intervient alors, parce qu’il peut devenir performatif. Mais il doit être maîtrisé, sinon il déçoit.
Il faut du verbe sans être verbeux, en somme…
Voilà. C’est Greta Garbo. Elle apparaissait très rarement en public de sorte qu’on l’appelait « l’idole qui se refuse ». Le désir croît avec l’absence. On dit que ce n’est pas possible à l’ère des réseaux sociaux, eh bien je crois le contraire. Il faut juste construire le déroulé de cette parole rare. Et quand la parole survient, il faut alors qu’elle soit puissante et donc suivie d’effets.
Est-ce qu’un spin doctor, un communicant politique, est une sorte de scénariste ?
Au fond, toi et moi, on fait un peu la même chose : on raconte une histoire. Avec un début, un milieu, une fin et des rebondissements. Le problème est qu’il ne faut pas le faire le temps d’une campagne mais sur l’ensemble d’une carrière. La première fois que le surnom de « Dieu » est prononcé au sujet de Mitterrand, c’est en 90 au Bebête Show. Mais Pilhan y travaille depuis 84 ! C’était son objectif ! On ne peut pas construire une histoire avec une suite de coups et de séquences. Il faut du temps.
Et le rapport à la vérité dans tout ça ? Nous, communicants politiques, sommes liés par le réel, que l’on ne peut qu’accompagner. Toi tu peux te permettre de le tordre.
En réalité, dans Baron noir spécifiquement, de même que dans West Wing, le réalisme est une condition de l’écriture. On n’invente pas un monde, on le translate, le transmute tout au plus. On réordonnance le réel pour en faire ressortir les points saillants. La question est celle de la crédibilité et non du réalisme. Pour vous, communicants, c’est la vérité. Et iI est essentiel que ça le reste, parce que si le mensonge devient une vérité comme une autre, on ne peut plus discuter. S’il n’y a plus de langage commun, la société s’effondre en tant que collectif. Les États-Unis sont en cela un énorme laboratoire.
Et ils ont aussi été le laboratoire pour les séries. Alors, Éric, à quand une série française sur les spin doctors ?
C’est en cours ! Et c’est passionnant. Parce que votre univers, comme celui de la politique dans Baron noir, est en train d’imploser. Les spin doctors sont aujourd’hui confrontés à un effondrement de leur environnement de référence, avec l’émergence des réseaux sociaux, des post-vérités. Mais ce n’est pas inéluctable. Il est possible de refuser des évolutions quand elles ne sont pas souhaitables. C’est une question de volonté individuelle et collective. En revanche, si tu te fais dicter ton calendrier, t’es mort. Un jour Mélenchon m’a dit : « La politique, c’est deux choses : un fichier et un calendrier ». L’enjeu majeur, c’est le contrôle du temps.