La volonté du RN de privatiser France Télévisions, Radio France et l’INA s’oppose à la législation européenne sur les médias. Mais l’audiovisuel public est devenu un enjeu en vue des législatives.

« Première mesure du Front populaire : la réintégration de Guillaume Meurice à France Inter. Première mesure du RN : livrer tout le service public à Bolloré ». Le tweet du député LFI François Ruffin, le 11 juin, en réaction au licenciement de l’humoriste, n’est pas passé inaperçu… Car même si elle accédait au pouvoir, la coalition de gauche n’aurait pas les moyens de décider des programmes, à moins d’exercer un chantage budgétaire sur Radio France au grand dam des syndicats, ce qui ne serait pas un moindre paradoxe. À l’inverse, la volonté réaffirmée de Jordan Bardella de privatiser l’audiovisuel public n’a pas tellement plus de chance d’aboutir, tout au moins tant que le RN respecte la législation européenne : l’European Media Freedom Act (EMFA), entré en vigueur en mai 2024, affirme en effet dans son article 29 que « les fournisseurs de médias de service public contribuent à la promotion du pluralisme des médias et favorisent la concurrence dans ce secteur en produisant un large éventail de contenus qui répondent à une diversité d’intérêts, de perspectives et de groupes démographiques ainsi qu’en offrant d’autres points de vue et choix de programmes. »

Après avoir déclaré que cette privatisation s’imposait pour dégager 3 milliards d’euros de « marge de manœuvre budgétaire », selon les termes de son vice-président Sébastien Chenu, le parti arrivé en tête aux élections européennes laisse entendre qu’il conservera non seulement la « voix de la France » (RFI, France 24, MCD), pour garder une influence à l’extérieur, Arte, mais aussi probablement une chaîne. Serait-ce Franceinfo, pour garder la main sur un canal d’information en continu, ou un média multilocal ? Compte tenu du poids syndical de France 3, il choisira plutôt de confier à un entrepreneur privé le soin d’assurer sa mission de proximité. Et compte tenu de l’intrication des chaînes à France Télévisions, France 3, France 2 et France 5 seraient proposés globalement au marché, avec Radio France.

Parmi les potentiels intéressés, Rodolphe Saadé, en passe de racheter BFM et RMC pour 1,55 milliard d’euros, mais aussi Daniel Kretinski, candidat sur la TNT, Xavier Niel et, bien sûr, Vincent Bolloré, qui ne réalise encore que 7 % d’audience dans la télévision hertzienne. Sans compter TF1 et M6 qui pourraient candidater sur certaines chaînes. À noter que la valeur de l’ensemble souffrirait de prix de la publicité orientés vers le bas compte tenu d’un afflux massif d’inventaire. Dans une note d’analyse, Jérôme Bodin, analyste d’Oddo BHF, estime aussi que pour France Télévisions, « la demande pourrait être plus faible qu’attendu et décourager une privatisation totale » tant les effectifs sont « nombreux » (9 500 salariés) et « difficiles à restructurer ».

« Ils n’arriveront jamais à en tirer beaucoup d’argent, mais c’est d’abord une affaire idéologique », estime Patrick Eveno, président du Conseil de déontologie journalistique. Les journalistes d’investigation du service public sont en particulier dans le collimateur - en particulier après un Complément d'enquête du Bardella en janvier - sachant que « pour Bolloré comme pour l’extrême droite, quand on investigue, c’est qu’on est d’extrême gauche », ajoute-t-il. En attendant, le rouleau compresseur des médias de Vivendi (CNews, C8, Europe 1, JDD…) en faveur de l’union RN-Ciotti, met l’autorité de régulation des médias à rude épreuve. Après l’arrivée de Cyril Hanouna sur Europe 1 pour ses deux heures de On marche sur la tête, depuis le 17 juin, l’Arcom a appelé la station à « traiter avec mesure et honnêteté l’actualité électorale » et à assurer une « pluralité de points de vue ». Que sera-t-elle amenée à dire lors de la procédure de renouvellement l’autorisation de CNews sur la TNT au vu du caractère désormais ouvertement militant de son antenne ? La chaîne, selon sa convention signée avec la CSA, est en effet censée assurer « le pluralisme des courants de pensée et d’opinion » et veiller à « respecter les différentes sensibilités politiques, culturelles et religieuses du public ».

L’Arcom face à un dilemme

Si une majorité RN arrive au pouvoir, l’Arcom sera donc face à un dilemme. Qu’elle reconduise CNews et C8 cet été et l’imminence d’une privatisation se fait moins grande. En revanche, une non-reconduction amènerait la nouvelle majorité à se trouver d’urgence de nouveaux canaux de diffusion. « La privatisation, cela s’est vu avec Chirac en 1987, pour qui l’audiovisuel public était trop à gauche, mais cette fois elle ne porte pas que sur une chaîne (TF1) et ce n’est pas ce que veut la droite qui cherchait à prendre le contrôle via la fusion portée par Rachida Dati », reprend Patrick Eveno.

La sauvegarde de l’audiovisuel public est aussi un facteur de mobilisation, et pas seulement à gauche (voir encadré). 41 organisations du secteur de la création audiovisuelle (dont l’Uspa, l’ARP, AnimFrance, le SPI, la Satev, la Scam…) ont dénoncé le 18 juin un « projet dangereux pour les Français », qui n’a pas d’équivalent en Europe et mettrait en péril 300 000 emplois d’une filière. Le règlement de l’EMFA rappelle d’ailleurs, alors que la ponction sur la TVA n’est plus assurée dès 2025, que les médias de service public « bénéficient de procédures de financement transparentes et objectives, qui garantissent des ressources financières suffisantes et stables ». Privatisé ou pas, l’audiovisuel public apparaît plus que jamais fragilisé.

Le programme du nouveau Front populaire

Présent dans la partie 3 du programme du nouveau Front populaire, l'audiovisuel public est abordé parmi d'autres mesures concernant les médias, les art et la culture, auxquels 1% du PIB serait réservé chaque année. Le texte entend « garantir la pérennité d’un service public de l’audiovisuel en instaurant un financement durable, lisible, socialement juste et en garantissant son indépendance ». Chaque mot a son importance tant cette proposition semble une réponse à la fois à l'idée de privatisation du RN et au projet de fusion du gouvernement, après la suppression de la redevance en 2022 et l'absence de tout financement pérénisé. A l'adresse des médias de la sphère Bolloré, le programme précise aussi qu'il veut « limiter strictement la concentration dans les industries culturelles et les médias dans les mains de quelques propriétaires et exclure des aides publiques les médias condamnés pour incitation à la haine ou atteinte à la dignité des personnes ». CNews et C8 sont dans ce cas. Enfin, il reprend une demande ancienne des syndicats de journalisme en appelant à « défendre l’indépendance des rédactions face à leurs propriétaires ».