Tandis que s’achève sa première saison en tant que PDG de Banijay France, Alexia Laroche-Joubert dévoile sa vision du marché, entre contraintes économiques et montée en puissance de l’IA.
Depuis votre arrivée en septembre 2023, vous vous attachez à développer la fiction…
Nous sommes numéro un sur le flux et médaille de bronze sur la fiction car nous avons démarré un peu tard, en 2019, après l'acquisition de Zodiac en 2016. Nous avons racheté Endemol en 2020 et donc Shine Fiction. C’est à ce moment-là que Dominique Farrugia, qui était à la tête de cette structure, est arrivé. J’ai pris mes fonctions en septembre et on est, c'est vrai, sur une vraie lancée, avec énormément de productions en tournage et de sorties de grosses marques. En France, la fiction représente quelque 20 % du chiffre d’affaires (80 % pour le flux). Au niveau international, où nous réalisons plus de 800 millions d'euros de CA dans la fiction, le ratio est plus élevé parce que nous avons beaucoup de sociétés (60 labels sur 130 au total).
Quelles sont les prochaines productions ?
Nous travaillons pour les chaînes linéaires avec lesquelles nous avons un partenariat de confiance que nous continuons à développer. Le chant des sirènes des plateformes, c'est merveilleux, mais les Américains changent très vite de stratégie : après l'esprit de conquête, la rationnalisation les amènent à réduire leurs investissements ou à les circonscrire à de très gros projets. Nous produisons énormément pour TF1, avec la saison 8 de Sam, une série en tournage (Rien ne s'efface), deux en préparation, cinq en développement. La prochaine sortie est Brocéliande avec Nolwenn Leroy. Pour France Télévisions, nous sommes en pré-production d’une mini-série et deux pré-productions dont l’adaptation d’un livre de Franck Thilliez.
Et pour Canal+ ?
Après Versailles, nous avons Marie-Antoinette, dont on a fini le tournage de la deuxième saison autour du collier de la Reine et dont on a vendu la saison 1 dans 147 territoires. Nous avons beaucoup investi en développement. La stratégie a été de récupérer des IP [propriétés intellectuelles], de continuer ce qui avait été amorcé mais aussi de lancer des acquisitions d’IP, notamment autour de livres. L’idée est d’investir sur de jeunes producteurs, ou des producteurs qui changent de domaine, comme Dominique Farrugia, qui voulait arrêter la comédie. C’est comme ça qu'il a signé Carême, « la » grosse production d'Apple TV+ pour la France [l’histoire d’un chef cuisinier sous Napoléon].
Quel est le budget alloué à la fiction ?
Notre enveloppe de R&D flux fiction s’élève à 5 millions d’euros par an, ce à quoi il faut ajouter les investissements de soutien de sociétés (deux et trois ans d'investissement avant que les premières fictions ne sortent). Soit 8 millions d’euros supplémentaires en trois-quatre ans. A propos des IP, il y a la création et il y a l'adaptation qui est pour moi une autre forme de création. Le voyage des IP au sein du groupe au niveau mondial est une force parce que cela permet de réduire le temps de production, il y a un « proven success » [succès avéré] et la possibilité de rétablir tout de suite d’éventuelles erreurs au niveau de l'adaptation. Par exemple, L'Homme de nos vies ou Rivière-Perdue, qui est l'adaptation d'un format de la RTVE [TV espagnole], produit par une de nos filiales, DLO, dans le top des séries les plus regardées sur Netflix : elle va être adaptée en Allemagne grâce au succès français sur TF1.
Pour la création originale, il s’agit d’adaptations de livres ?
On a signé des Bussi, des Musso, des Thilliez. Avec Screen Line Productions, l’une des sociétés qui abrite mes propres projets, on vient de signer un livre que j'avais lu il y a dix ans, La Déclaration. Par ailleurs, nous avons fait l’acquisition de la société Authentic Media d’Aline Panel (qui produit Sam), notamment pour son savoir-faire en matière d'adaptation d’IP internationales (This is us et Je te Promets). J'aime les producteurs qui ont une plume. Nous pourrions faire une autre acquisition.
Qu’est-ce qui vous manque dans ce domaine ?
Une société un peu plus tournée vers les plateformes, Canal+ inclus, même si je ne suis pas ogresse. On a Alain Goldman qui travaille avec les streamers, Sulak de Mélanie Laurent qui va sortir sur Prime Video, une série sur les coulisses de Loft Story égalemet sur Amazon, et Carême chez Apple. Chez Netflix, on est en pitch. On discute avec Max mais nous n'avons pas de projet en cours. Il y a un principe de concentration. Il faut gérer l'efficacité. Quand j'ai pris mes fonctions, il y avait beaucoup de gens qui développaient beaucoup et je pense que maintenant on est plutôt à l'implication dans des projets. Il y a eu un arc-en-ciel diffus et maintenant il faut aller au laser précis.
Que changent pour vous les versions avec publicité des grandes plateformes ?
Pas la manière dont on crée : que les contenus soient entourés de publicité, c'est quelque chose que l’on connaît depuis longtemps. Mais cela change pour les diffuseurs privés, en empiétant sur leurs revenus publicitaires. Et je ne parle pas d'une éventuelle privatisation de France Télévisions. Globalement, ce qui est peut-être en train de se dessiner, c'est qu'il y aura des projets très ambitieux, très coûteux probablement cofinancés et des projets plus mainstream en dessous du million d’euro.
Comment intégrer l'IA dans votre travail sur la production ?
Cela me passionne. J'ai lu tous les bouquins de Laurent Alexandre, dont le transhumanisme m'intéresse beaucoup. Ce qu'il a écrit sur la scolarité, sur l'éducation, est relativement pertinent. Professionnellement, il faut répondre aux difficultés de financement des chaînes, et notamment à France Télévisions qui est dans l'incertitude dans ce domaine. Il faut aussi qu'on trouve des moyens de réduire nos coûts. L'IA peut être utile à la création. On a signé un partenariat avec Genario, créé par un scénariste et un ingénieur, pour une aide à l'écriture. Je veux être claire : je ne veux pas vivre dans un monde où les diffuseurs ou même les producteurs appelleront une intelligence artificielle pour lui dire : "vas-y sors-moi un meurtre, un viol etc". La limite de l'IA, c'est sa capacité imaginative et sensorielle. Genario permet d'accompagner des auteurs, comme quand sont produits six épisodes d'une série écrite pour huit épisodes. Nous avons une IA, Quickture, aux Etats-Unis, qui permet de retranscrire des interviews et de faire de pré-montages.
Comment vous formez-vous à l'IA? Et quelles limites fixez-vous ?
Avec la Fabrique des formats, nous avons commencé à former cette semaine à l'IA l'ensemble de collaborateurs de Banijay France et de ses 18 filiales dans les fonctions créatives, de développement, de production, de post production, les fonctions supports …. Je réfléchis à une charte éthique, avec la Human Technology Foundation, pour rassurer les téléspectateurs, les diffuseurs et les équipes. Une étude américaine montre qu'aux yeux des professionnels, l'IA va jouer pour 91% dans l'agorithme de recommandation des plateformes et pour 55% dans le contenu. Cela va compter dans le doublage, les effets spéciaux, et donc dans les coûts car cela permettra de proposer des projets beaucoup plus ambitieux. Sur Demain nous appartient (Newen/TF1), une comédienne qui était malade a accepté que son visage soit mis sur quelqu'un d'autre sur une journée de tournage. Sur une grosse production, avec des plateaux qui travaillent en parallèle, c'est intéressant car ne pouvez pas vous permettre de décaler votre rythme de production.
Un acteur mort peut-il être prolongé par une IA ?
Je ne peux pas vous dire que je me l'interdirai. Il y a d'abord une réflexion respectueuse à avoir avec les ayants droit. C'est intéressant de se poser la question. N'insultons pas le futur : un acteur de 80 ans pourra souhaiter exister au-delà de lui-même. Après tout, des oeuvres littéraires ont été adaptées sans l'accord de leur auteur.
Qu'est-ce qui est mieux: travailler avec une plateforme ou avec un diffuseur traditionnel ?
Ce qui est intéressant avec les plateformes, c'est qu'on peut vendre des projets qu'on ne pourrait pas vendre aux diffuseurs traditionnels qui considèrent que ce n'est dans leur ligne éditoriale. L'histoire du requin dans Sous la Seine (Netflix), je suis pas sûr que ça aurait été acheté par une chaîne linéaire, par exemple. Notre métier est animé par la flamme, les convictions et les projets qu'on a envie de défendre. Donc, plus on a de partenaires plus on a de chance d'avoir une maison d'accueil. Après, il y a cette question du rapport de force producteur / streamer qui occupe beaucoup l'Arcom et le CNC. Avec les plateformes, on devient producteur exécutif. Il y a peut être un équilibre à trouver : on ne peut pas être à la fois producteur exécutif et assumer l'intégralité des risques. Mais l'idée n'est pas de faire fuir ces streamers.
Sur le flux, comme vous développez-vous ?
Nous travaillons pour tout le monde : cela va du 28 minutes d'Arte à TPMP de C8, de Drag Race sur France 2 à Star Academy ou Koh Lanta sur TF1. On retrouve aussi bien Miss France que Les Enfoirés, donc les plus gros programmes indoor ou outdoor, avec une variété de formats exceptionnelle. C'est une satisfaction énorme pour moi de travailler à Banijay. J'ai veillé à faire voyager les talents. Il faut que chacun puisse bouger au sein des entités ou des labels afin qu'il y ait un accompagnement managérial, le désir d'apporter des compétences et de donner l'occasion de travailler sur différents types de formats. Le producteur de Fort-Boyard va accompagner, par exemple, la production de Star Academy à la rentrée. A Banijay, nous avons un état d'esprit: on sait ce que sont les difficultés de produire, mettre de l'argent à l'antenne, bref les réalités du métier. Mon métier, c'est d'accompagner l'envie de mes producteurs mais aussi d'ouvrir le parapluie quand il pleut. On est une terre d'accueil où on respecte les patrons de filiales : c'est eux qui ont la flamme. Moi je peux souffler dessus ou être une facilitatrice mais c'est eux qui sont habités.
Les tensions existantes entre TPMP et France Télévisions, votre client, ont-elles eu des conséquences sur Banijay. Cyril Hanouna devait sortir une enquête sur le groupe public qui n'est toujours pas sortie. Etes-vous intervenue d'une façon ou d'une autre ?
Non, et il n'y a jamais eu d'appel de France Télévisions pour qu'on fasse pression. Je sais, pour avoir fait un point avec TPMP, que c'est toujours en enquête.
Sur 28 minutes, est-ce que vous vous pensez que ça doit évoluer ?
On a très envie de le développer sous forme de podcasts. On réfléchit à des passerelles sur nos marques abritées par France Télévisions. On aimerait bien aussi en développer pour Drag Race. Avec Radio France, je pense que la Carte aux Trésors pourrait être un vrai projet France Bleu.
Vous avez manifesté votre intérêt pour la politique... Votre job répond-t-il à votre désir d'engagement ?
Précision, les gens me disent que je devrais faire de la politique, sachant que ce n'est pas toujours vous qui soufflez dans vos voiles. J'ai encore sept ans de contrat. Banijay est apolitique. Nous ne travaillons d'ailleurs pas avec les services d'information des chaînes. Mais nous pouvons répondre par le documentaire. Catherine Alvarez, qui chapeautait les docs de France TV, travaille après Raël sur des projets, en particulier sur la petite musique qu'on souhaite nous faire entendre selon laquelle les Français sont antisémites. Moi, j'ai toujours travaillé dans mes castings sur la notion d'ascenseur social, Miss France en est un exemple. Sur l'idée d'ouverture, Drag Race est quasiment un objet qui pourrait être politique. Je suis la première, en 2004, à avoir mis dans Secret Story une femme transformée en homme. Je suis la fille de ma mère [ex-grand reporter à France 2]. De facto, je vis le monde un peu différamment.
Quelles sont les perspectives pour Banijay France ?
Comme Mediawan au niveau européen, Banijay est un acteur international : européen et mondial. Dans un monde de globalisation, on parle à des interlocuteurs qui sont souvent dans un rapport de force. Ce qu'on obtient, c'est aussi une protection pour le marché européen. Je le dis souvent aux politiques et aux institutions, il est très important de soutenir de grands groupes français de production qui sont des fiertés, qui ont conquis le monde et qui peuvent combattre à armes quasi-égales avec des plateformes mondialisées. Et cela veut dire aussi qu'on protège des plus petits producteurs. Quand on va à Bruxelles pour préserver l'exception culturelle, par exemple par la géolocalisation, ce sont des combats très importants parce qu'ils se livrent pour tout le monde. S'il n'y a plus de voyage des IP, si tout appartient à tout le monde, comment un auteur sera-t-il payé pour une adaptation en Espagne ? Quand on va au combat là-dessus, c'est pour tout le secteur que nous luttons.