Le président de Mediapart quitte ses fonctions cette semaine. S’il continuera à écrire et à donner des vidéos dans le journal en ligne qu’il a cofondé, il lâche bel et bien les rênes à 71 ans et laisse sa place à Carine Fouteau. Retour sur une aventure personnelle et collective.
Est-ce que d’avoir créé et développé une entreprise, des emplois, au-delà de la question de votre contribution à l’information, est pour vous un motif de fierté ?
En lançant Mediapart, je n’avais aucun doute sur son utilité sociale et démocratique, comme l’ont illustrée les affaires Cahuzac, Bettencourt, Sarkozy-Kadhafi, MeToo, et j’en passe.. Le vrai défi pour moi était entrepreneurial, de faire une entreprise de presse profitable dont la seule recette soit le journalisme et le seul modèle économique le soutien de ses lecteurs. C’était un enjeu presque intime. Pendant la dizaine d’années où j’ai dirigé la rédaction du Monde, qui était un peu le chant du cygne de la vieille presse profuse avec ses suppléments, j’ai vu comment une richesse créée par un dynamisme éditorial pouvait être gâchée par d’autres avec des comptes non transparents, une économie pas saine. Au bout du compte, Le Monde a perdu son indépendance économique.
Quelles conséquences sur votre gestion pendant seize ans de Mediapart ?
Cette histoire m’a transformé. Je ne suis probablement pas le même. Dès lors qu’on assume une aventure collective où l’on partage, on apprend les uns des autres. Mediapart m’a bonifié. Au Monde, j’étais sans doute un peu plus brutal, un peu plus vertical, car je me battais contre des citadelles. J’ai renoué avec la pureté des aventures de jeunesse comme dirait Péguy : un journalisme vraiment libre, sans fil à la patte, une équipe qui part à la conquête et affronte l’adversité. Je suis déterminé, je sais trancher, avoir une vision stratégique, mais je ne l’impose pas. On fonctionne par une forme de maïeutique qui m’évoque la palabre kanak : on prend le temps de s’écouter. Cette bienveillance est une de nos forces. Et c’est une autre génération : j’ai 71 ans quand le gros de la rédaction a ici entre 25 et 45 ans. J’ai appris d’eux, on partagé la même culture professionnelle, les mêmes valeurs, les mêmes expériences mais avec des histoires très différentes. C’est important de ne pas être enfermé dans des générations.
MeToo est venu percuter beaucoup de générations plus âgées. Cela a été votre cas aussi ?
Je ne le dirai pas comme ça car on a été à l’initiative autour de l’affaire Beaupin. C’est moi qui reviens avec l’information d’un déjeuner avec la député Isabelle Attar. Lenaïc Bredoux commence à se mettre en chasse et cela donnera aux révélations de 2016. J’accompagne ensuite Marine Turchi pour le MeToo du cinéma avec Adèle Haenel. J’ai été façonné par le féminisme des années 1970, dont on ne doit pas oublier la radicalité. J’ai connu une époque où les femmes revendiquaient le droit d’exclure les hommes des discussions les concernant. Sur les questions de discrimination, du racisme, Mediapart a une empreinte liée à son histoire. Nous partageons le refus des préjugés liés à la croyance ou aux origines. Nous ne sommes pas d’une identité qui se croirait supérieure. Cela se retrouve aussi dans les recrutements au sein du journal.
Avec les cofondateurs, vous n’avez jamais voulu en faire un bien privé...
En effet, il fallait d’une manière ou d’une autre que ça devienne un bien public. Dans l’état de ce que permet la société, il fallait une forme originale. On a avait vécu l’échec des sociétés de salariés en cas de difficultés économiques et nous avions vu que les coopératives ne résistaient pas. En 2019, on inventé, grâce aux fonds de dotation, quelque chose qui ressemble à une fondation mais sans le pouvoir de l’Etat. C’est le fonds pour une presse libre qui est à but non lucratif, sans actionnaires et avec une sanctuarisation du capital. On a eu cinq ans de discussions avec Bercy pour être sûrs qu’on pouvait faire ça. Aujourd’hui, c’est sans équivalent car les imitations Canada Dry ou Potemkine du Monde et de Libération n’ont rien à voir puisqu’elles dépendent d’actionnaires. Nous n’avons pas été de bons capitalistes. Nous avons choisi une valorisation non spéculative, sans chercher à faire une culbute, même s’il s’agit d’une réussite économique qui a enrichi un peu les fondateurs.
Vous considérez que Mediapart, qui compte 220 000 abonnés et 135 salariés, est Le Monde du XXIème siècle ?
L’équipe n’aime pas cette formule. Mais pour moi, Mediapart a devant lui d’être le nouveau journal de référence. Cela ne veut pas dire être un média installé, mais une référence dans les débats du moment. Le Monde des années 1950-1960 a été le journal de nouvelles élites. Ce n’était pas le quotidien dominant mais il était à part, accompagnant les bouleversements de la société, vivant avec son temps. Notre rôle est de la même façon de permettre d’y voir clair par nos informations. Le drame d’aujourd’hui, c’est que la liberté d’expression et d’opinion devient l’ennemi du droit de savoir, de la liberté d’informer. On vit dans une dictature des opinions, où la liberté de tout dire, y compris le plus effroyable, est en train d’étouffer la démocratie des informations.
Vos détracteurs vous caricaturent souvent comme un homme d’opinions ou un militant. Votre combat est de dire que vous apportez des vérités de fait..
Oui, il m’est arrivé de faire des erreurs. Mais sur cinquante ans de journalisme, quelle enquête, quelle info s’est avérée inexacte ? D’où ma légende noire qui fait écran à cela. Je demande à être jugé sur ce travail d’informations qui est notre utilité sociale. Est-ce que c’était utile les enquêtes sur les Irlandais de Vincennes, l’affaire Greenpeace, le passé sur Vichy, les affaires politico-financières, Ouvéa, la cassette Méry sur Chirac ou la torture en Algérie ? On a des sensibilités, des analyses, des parti-pris parfois. Mais notre socle, c’est la vérité des faits, un rapport au réel.
Et la situation vous paraît-elle plus difficile aujourd’hui ?
Elle est beaucoup plus dramatique. Le problème avec les chaînes de Bolloré, contrairement à ce qu’a dit le Conseil d’Etat, n’est pas celui du pluralisme. C’est la question démocratique. Une opinion anti-démocratique, qui mine le socle de constitutionnalité, fort de ses textes fondamentaux issus de la Déclaration des droits de l’homme et de la Déclaration universelle, n’a pas droit de citer dans un média de masse. Sinon, on ouvre la porte à des catastrophes. Nous savons tous qu’il y a eu un génocide au Rwanda dont l’arme a été la machette et une radio d’opinion. On a l’impression aujourd’hui que l’humanité ne s’empêche plus, comme disait Camus. La plateforme X a créé un régime d’irresponsabilité totale à l’abri de la liberté d’opinion qui ouvre là aussi la boîte de Pandore. Elon Musk a publié des tweets suprémacistes, antisémites, complotistes… Il faut mettre au cœur du débat public le rapport à la vérité, qui n’est pas révélée mais qui est comme une pièce de puzzle complétée par d’autres pièces.
Quel regard portez-vous sur l’Arcom après la décision du conseil d’Etat concernant CNews ?
L’Arcom a été dépassée. Elle n’a pas vu venir l’émergence de médias purement d’opinion, avec un ancrage idéologique affirmé, qui sont comme une contamination de l’univers des réseaux sociaux. Elle a eu une vision purement libérale, au nom du pluralisme et de la liberté d’expression. Elle ferait mieux d’aller du côté de la valeur du travail journalistique. Est-ce qu’on peut avoir en démocratie des médias audiovisuels de masse qui soient des médias d’opinion ? Le risque est que l’opinion détruise l’information. La loi fondamentale allemande ne le permettrait pas. Les conventions que signent les opérateurs avec l’Arcom les obligent à respecter les textes fondamentaux de la démocratie. La solution ne passe pas par la sanction économique. C8 et CNews ne peuvent pas être reconduites telles quelles.
Quel est votre regret ?
Nous voulions être des réformateurs de notre écosystème. Nous l’avons été en obtenant le statut de la presse en ligne, et la TVA au niveau français et européen – même si on nous l’a fait payer de manière mesquine. Nous avons mené bataille pour la transparence des aides de l’économie de la presse. Mais il y a aujourd’hui les financements des plateformes, avec des accords secrets de gré à gré. Mediapart est l’entreprise de presse d’information la plus rentable, mais elle se bat dans une concurrence non libre et faussée. On n’a pas la vérité des prix. Combien l’actionnaire a-t-il apporté ? Quid des accords avec Microsoft ou Google ? Sous Hollande, en 2016, une commission avait fait un rapport « droits et libertés à l’âge du numérique ». On appelait à un nouvel écosystème de la liberté d’expression et du droit à l’information. En dehors des premières conquêtes obtenues sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, les pouvoirs publics ont tout laissé filer. Que ce soit sur les droits voisins, avec un organisme de gestion collective qui devrait être obligatoire, ce qui obligerait à une transparence, sur la protection des rédactions par rapport au capital, sur les conflits d’intérêt des actionnaires, sur les concentrations verticales et horizontales, toutes ces questions sont en jachère. On a une dégradation de notre univers médiatique.
Vous souhaitez la suppression des aides à la presse ?
Je m’aligne sur le Fonds pour une presse libre. Je trouve illégitime des aides à des journaux dont les propriétaires sont immensément riches. S’ils ont des difficultés, à eux d’investir, de prendre leur risque, comme nous. Ils réussissent à s’acheter de l’influence sans rendre leur média rentable et sans que ça leur coûte vraiment. Le fait de survivre avec des actionnaires privés intéressés, des aides publiques et les combines des Gafam n’aident pas les rédactions à se secouer. Ca crée du confort. En revanche, il devrait y avoir des aides pour les nouveaux entrants, sous financés, sur le numérique.
Si vous deviez décrire la recette du succès de l'entreprise Mediapart...
La recette de Mediapart n’est pas seulement celle d’un journalisme d’enquêtes radical. C’est aussi d’aller chercher le lecteur à travers un marketing « produits et techniques », la communication, les réseaux sociaux, le service abonnés. Cela représente la moitié de l’équipe. Tout est internalisé car il s’agit du lien avec la création de richesse. Tous nos concurrents ont sous-traité la gestion de leur espace collectif sur internet, la relation avec leur service abonnés, qui devient abstraite, froide et automatisée. Ils ne sont pas dans la logique du crieur de journaux.
Les médias ont souvent une relation ambiguë aux grandes plateformes. Comment la clarifier ?
Trois questions sont posées : la régulation démocratique, pour que l’anonymat ne soit pas l’alibi de l’irresponsabilité, l’abus de position dominante, sur lequel l’Europe a pris du retard, et la transparence sur les droits voisins au droit d’auteur qui permet de partager la richesse. La puissance publique devrait agir sur chacune d’elles.
Mediapart a sorti énormément de scoops. Quid de la fatigue informationnelle quand on constate que l’information a du mal à surnager dans un flot incessant. Comment capte-t-on l’attention démocratique ?
C’est au cœur du défi de Mediapart pour l’avenir. On marche sur deux jambes : des informations à nous, par l’enquête et le reportage, mais aussi la nécessité de donner du sens. Cela passe par une hiérarchie. En 2008, à la création, notre première Une numérique était comme dans un quotidien papier. On doit se demander chaque jour quel sens on va donner à la journée. Comme tout lecteur, je me dis certains jours que Mediapart est comme un arbre de Noël : ça clignote dans tous les sens mais je ne sais pas où je suis. L’alchimie d’un bon journal est de proposer chaque jour un choix, une hiérarchie, un sens. Ce qui suppose une mise en scène. C’est pour moi le défi. Si on est simplement des chasseurs de scoops qui mettent des coches à la crosse de leur révolver, cela devient un western et ce n’est pas intéressant. Le feuilleton Amélie Oudéa Castera illustre ce qu’on peut faire : on sort une petite info sur les enfants de la ministre de l’Education dans un établissement privé d’élite, laquelle répond par un mensonge à une question de Mediapart, et on tire ensuite le fil avec une culture commando pour aboutir enfin au risque d’une ségrégation sociale par l’école et du séparatisme de certains milieux. Là, on a donné du sens.
Mediapart en chiffres
219.968 abonnés au 31/12/2023 (+4,6% sur un an)
CA 2023 : 22,4 millions d'euros (+5,7%)
Résultat courant : 3,4 millions d'euros
Resultat net : 2,3 millions d'euros (-12%)
135 salariés