La désinformation en ligne attribuée à la Russie, en guerre contre l’Ukraine, évolue avec l’opération «Matriochka». Le but : interpeller directement les médias pour les inciter à vérifier de fausses informations.
« Vérifiez cette information, s'il vous plaît ». Depuis septembre, la désinformation en ligne attribuée à la Russie ne consiste plus seulement à relayer des infox anti-ukrainiennes mais aussi à interpeller directement les médias occidentaux pour les inciter à les vérifier. Une vaste « entreprise de diversion » à destination des journalistes, alertent les experts. Ce mode opératoire a été surnommé l'opération « Matriochka » ou « poupées russes » par le collectif Antibot4Navalny, qui traque les opérations d'influence en lien avec la Russie sur X. Une internaute nommée Käthe commente par exemple sur X le 4 décembre une publication de BFM pour demander à la chaîne de vérifier une vidéo qui ressemble à un reportage de la télévision allemande Deutsche Welle affirmant qu'un « artiste ukrainien a scié la Tour Eiffel ». « Je vois ce genre d'informations tous les jours. Les médias officiels n'en parlent pas, que dois-je croire ? », interroge-t-elle.
En quelques heures, ce profil interpelle de la même façon des dizaines de médias français comme Le Progrès, Paris Match, Mediapart, Le Point, Franceinfo, Le Figaro, RFI, Le Parisien... Le compte reste ensuite inactif jusqu'au 20 décembre : il diffuse alors un graffiti de Zelensky caricaturé en SDF à Los Angeles, un visuel qu'un autre compte demandera à son tour à des médias de vérifier, et ainsi de suite. Les données fournies par Antibot4Navalny et sur lesquelles l'AFP a enquêté permettent de documenter l'existence de dizaines voire de centaines de profils usant de cette stratégie d'interpellation massive des médias. Il s'agit pour la plupart de comptes laissés à l'abandon par leur propriétaire puis piratés. Signe que ces comptes ont été pris en main par des bots, les publications se succèdent parfois au rythme d'une par minute, pour mieux inonder les réseaux.
Opération « Doppelganger »
L'analyse de l'AFP a révélé aussi que comptes qui demandent aux médias de vérifier des infox vont eux-mêmes en diffuser quelque temps plus tard. Vols dans les catacombes de Paris par un Ukrainien, détournements d'aides militaires à l'Ukraine, graffitis de Zelensky tronqués ou inventés et fausses publicités sur Times Square : ces publications mettent toujours en cause des Ukrainiens et cherchent à attiser l'idée d'une lassitude des Européens et des Américains à l'égard de Kiev. La plupart de ces visuels ont été partagés pour la première fois par des internautes russes, notamment sur le réseau social Telegram et sur des blogs d'actualité, comme le montrent les recherches de l'AFP. Cette campagne semble survenir dans le sillage d'une autre, appelée « Doppelganger » et consistant ces derniers mois à diffuser des infox anti-Ukraine via des visuels usurpant l'identité de médias occidentaux, une campagne clairement attribuée à la Russie par les services de renseignements français, relèvent les experts interrogés par l'AFP.
David Chavalarias, mathématicien en sciences sociales et directeur de recherche au CNRS, voit dans cette campagne une « entreprise de diversion à destination des fact-checkeurs » afin de les « occuper sur des sujets grossiers, difficiles à vérifier ». Pour le chercheur, cette opération peut également viser à donner de la visibilité à ces infox en les utilisant comme relais, à leur insu. « L'objectif semble être de capter l'attention des fact-checkers pour contourner leur travail et avoir des effets tactiques et à plus long terme sur des points du récit sur ce conflit en cours » en testant la viralité de certains contenus, complète Julien Nocetti, chercheur associé à l'Institut français des relations internationales (Ifri), ajoutant que « les Russes apprennent » et qu’« il y a une sorte d'agilité à tester différentes méthodes ». Auprès de l'AFP, une source sécuritaire française confie ne « pas être étonnée » par cette nouvelle opération puisque « les Russes cherchent à avoir de la visibilité, ils veulent qu'on parle d'eux en bien ou en mal ».