Après des télés, une radio, un magazine… La reprise en main d’un journal de référence par le milliardaire Vincent Bolloré, accusé d’imposer ses idées très conservatrices dans les rédactions, provoque une levée de boucliers en France face à une «dérive à l’américaine» de type Fox News.

Le Journal du dimanche (JDD), institution dominicale hexagonale dans laquelle les puissants de tous bords se plient régulièrement au jeu de l’interview, vient d’apprendre l’arrivée à sa tête de Geoffroy Lejeune, tout juste débarqué de Valeurs actuelles, un hebdomadaire d’extrême droite. Il a fallu deux semaines à peine au nouveau propriétaire Bolloré, dont la Commission européenne a validé le 9 juin la prise de contrôle du JDD, du magazine people Paris Match ainsi que de la radio Europe 1, pour provoquer une grève au Journal du dimanche, votée à la quasi-unanimité.

« La rédaction du JDD refuse d’être dirigée par un homme dont les idées sont en contradiction totale avec les valeurs du journal », a fait savoir l’association des journalistes de ce titre. Un mouvement soutenu par le monde syndical et la gauche. « Le JDD, dans sa forme actuelle, n’a plus aucun avenir » car « Vincent Bolloré veut faire une presse idéologique au service de l’extrême droite », a estimé l’ex-président socialiste François Hollande (2012-2017).

Inquiétudes

Le camp du président Emmanuel Macron, via la ministre de la Culture Rima Abdul-Malak, a également dit « comprendre les inquiétudes » des salariés du JDD. « Pour nos valeurs républicaines comment ne pas s’alarmer ? », s’est-elle interrogée. Car le milliardaire proche des milieux catholiques traditionalistes, qui s’est toujours défendu d’utiliser les médias qu’il contrôle pour promouvoir ses opinions, a laissé un souvenir amer dans toutes les rédactions où il s’est imposé.

Quand le groupe Vivendi, propriété de Bolloré, rachète en 2015 Canal +, sa chaîne d’information iTélé connaît l’année suivante 31 jours de grève face à des dirigeants inflexibles. La quasi-totalité des journalistes finit par quitter la chaîne. iTélé devient alors CNews et prend un virage très à droite. Durant la dernière campagne présidentielle, le candidat d’extrême droite Éric Zemmour, ancien employé de la chaîne, y est l’objet d’attentions quotidiennes. Il est tout aussi plébiscité par Valeurs actuelles qui, dirigé alors par Geoffroy Lejeune, tient une ligne éditoriale proche de l’extrême droite.

« Polarisation »

« CNews, ça rime avec Fox News », estime Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF), interrogé par l’AFP. « A la fin, on ne sait plus si les médias sont des rédactions ou des partis politiques. » « On est dans une dérive à l’américaine, […], où il y a un risque de polarisation, qui fait que les médias finissent dans des guerres idéologiques plus que dans la recherche de la réalité, juge-t-il. Et ça, ce n’est pas un modèle démocratique. »

La France était jusque-là en « décalage » par rapport à d’autres pays où de puissants hommes d’affaires détiennent des médias controversés, observe Arnaud Mercier, professeur en communication à l’Institut français de la presse, citant l’exemple du richissime Australien Rupert Murdoch, propriétaire du tabloïd britannique The Sun ou de la chaîne américaine Fox News.

Dans un paysage médiatique marqué par la prise croissante de participations ou de contrôle des principaux médias français par des milliardaires du cru, généralement marqués à droite, Vincent Bolloré se distingue en allant bien plus loin qu’eux via « la stratégie du bernard-l’hermite », observe-t-il. Et d’énumérer : « Il prend un média existant, il l’évide d’une partie de son ton décalé, libéral, pour mettre à sa place des lignes éditoriales réactionnaires, conservatrices », au nom d’une « guerre culturelle » à mener contre « l’idéologie dominante » libérale.

« Hégémonie culturelle »

Depuis des années, l’extrême droite théorise la quête de « l’hégémonie culturelle », selon la formule du philosophe marxiste italien Antonio Gramsci (1891-1937), qui doit précéder la conquête du pouvoir par les urnes. « Quelle meilleure preuve du conformisme médiatique que le tollé général provoqué par la nomination d’un directeur de rédaction accusé de n’être pas de gauche ? », a ainsi réagi sur Twitter Éric Zemmour. La dirigeante d’extrême droite Marine Le Pen, vaincue au second tour des deux dernières présidentielles par Emmanuel Macron, a de son côté fustigé mardi « l’hypocrisie de la gauche et de la majorité » en reprochant le traitement, selon elle insuffisant et subjectif, auparavant réservé à son parti par le JDD.

Plus surprenant, l’ex-oligarque russe en exil, Mikhaïl Khodorkovski, a à l’inverse fait part de sa « préoccupation sérieuse » pour le JDD, désormais « placé sous la direction d’une personne qui a exprimé son soutien à Éric Zemmour, connu pour ses déclarations controversées et ses attitudes apologétiques envers le criminel de guerre Vladimir Poutine. » « Le soutien à des politiciens liés au régime criminel de Poutine soulève assurément des doutes quant à l’équilibre et à l’objectivité des informations publiées par le journal », redoute-t-il.

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