L'événement

C’est un débat commencé en décembre et qui se poursuit au Sénat, avec des auditions menée par une commission d’enquête dédiée. Il fait ressortir les problématiques d’un paysage médiatique de plus en plus concentré.

Bernard Arnault, Vincent Bolloré, Patrick Drahi et demain Xavier Niel et Martin Bouygues… Étudier la concentration dans les médias, comme le fait le Sénat avec sa commission d’enquête, revient à voir défiler quelques-uns des plus grands noms du capitalisme français. Certains, comme l’actionnaire de Vivendi, prétendent être des « petits nains », comparé, bien sûr, aux géants du numérique, mais aussi parce que leurs positions dans les médias ne pèsent parfois que pour très peu dans leur activité globale. Elle est même « marginale » selon Bernard Arnault, propriétaire des Echos-Le Parisien ou de Radio Classique, qui nie avoir fait une offre de reprise de Paris Match et du JDD... avant de se souvenir, après son témoignage sous serment au Sénat, qu’il a en effet envoyé pour ces deux titres une offre écrite de 80 millions d’euros à Lagardère, comme il l'a rectifié le jour-même à la commission d'enquête.

On ne prête qu’aux riches… Mais n’arrive-t-il pas que des milliardaires s’entendent pour se partager le gâteau des médias ? C’est ce que s’apprête à connaître le groupe Lagardère encore sous la présidence de son actionnaire historique mais désormais sous la mainmise de Vincent Bolloré : la radio Europe 1 rejoindra tôt au tard le groupe Canal+ quand Le JDD et Paris Match seront intégrés à Prisma. De son côté, Bouygues projette d’avoir l’exclusivité du contrôle d’un groupe fusionnant TF1 et M6, sous l’autorité de Nicolas de Tavernost. Avec des conséquences en chaîne sur les diffuseurs – même s’il faudra rétrocéder trois chaînes pour respecter la limite de sept fréquences hertziennes - mais aussi les annonceurs ou les producteurs.

À qui le tour ? Comme Vincent Bolloré, Bernard Arnault, qui a aussi des participations dans Challenges et L’Opinion, sera-t-il demain intéressé par la reprise du Figaro ? « On ne vend pas notre histoire, c’est comme si vous nous demandiez de vendre l’immeuble des Champs-Élysées », nous confiait l’un des héritiers Laurent Dassault en décembre, avant de glisser que les deux capitaines d’industrie lui avaient fait savoir après la mort de son père Serge Dassault, en 2018, que son groupe média valait « 1 milliard d’euros ». Toutefois, aucune offre formelle n’avait été déposée, ce que Bernard Arnault s’est empressé de rappeler à sa manière devant la commission d’enquête en disant à propos d’une proposition de rachat évoquée par Le Monde : « C’est faux ! »

En attendant, deux autres repreneurs montent en puissance en régions. Le premier, Patrick Drahi, rachète des fréquences pour créer ses BFM Régions (il vient d'obtenir le feu vert de l'Arcom pour se développer en Normandie, après Paris, Lyon, la Côte d'Azur ou le Nord littoral). Et il ne cache pas sa volonté d'affermir sa position dans l'audiovisuel, où il réalise déjà 350 millions d'euros de chiffre d'affaires avec les marques BFM et RMC, en reprenant les chaînes ou les fréquences qui seront rétrocédées en cas de fusion TF1-M6. «J'aimerais, dans cette reconstitution, pouvoir renforcer d'un point de vue économique mon groupe », a-t-il prévenu le 2 février au Sénat. « Si je peux récupérer ce qui va tomber de l'arbre, je le ferai. Ce serait mieux d'ailleurs qu'un entrepreneur qui a un petit peu réussi s'en occupe plutôt que quelqu'un sorti de nulle part, qui va se planter en trois ans. »

Quant à Xavier Niel, candidat malheureux au rachat de M6-RTL avec ses associés de Mediawan et Bernard Arnault, il est propriétaire de Nice Matin et de France Antilles et attend du tribunal de commerce la cession de La Provence, dont il détient déjà 11% aux côtés du groupe Bernard Tapie. Si le prix devra sans doute le départager de l’offre rivale de CMA-CGM, le fondateur de Free dispose d’un atout de taille : sa réputation de non-interventionnisme dans les rédactions du groupe Le Monde et son engagement à céder à un Fonds pour l’indépendance de la presse ses parts – qui comprennent désormais, en plus de la sienne dans Le Monde Libre, une part équivalente à celle de Daniel Kretinsky (49%) dans le Nouveau Monde, la société dont Mathieu Pigasse ne détient plus que 2%. De là à dire que Xavier Niel est plus que jamais l’homme fort du groupe Le Monde, il n’y a qu’un pas qui devrait encore lui ouvrir bien des portes du pouvoir politique. Free ne doit-elle pas à François Fillon, alors Premier ministre, la quatrième licence de téléphonie mobile après l’entrée de Xavier Niel dans Le Monde ?

Recherche d’influence et de protection. Car c’est un point sur lequel insistent les contempteurs de la concentration. « Ce ne sont pas des philanthropes, ce ne sont pas des industriels, d'ailleurs ils n'investissent pas dans les médias, ils achètent de l'influence et de la protection », pointe Edwy Plenel, fondateur de Mediapart, devant la commission. Pour les milliardaires, la détention de médias servirait donc essentiellement à obtenir des marchés publics ou le soutien du pouvoir politique pour une réglementation. Voire à empêcher des investigations gênantes qui pourraient faire ressortir des affaires de corruption ou des arrangements peu glorieux. Dans son livre, L’Elysée (et les oligarques) contre l’info (Les Liens qui libèrent), Jean-Baptiste Rivoire, ancien journaliste de Canal+, affirme que la société Bangumi, qui produit Quotidien, a renoncé à publier en novembre 2018 sur TMC (groupe TF1) un « scoop mondial » de Valentine Oberti étayée par des documents classés « confidentiel défense » sur « l’utilisation d’armes françaises contre des civils au Yemen ». La raison : « Une clause liant Bangumi au groupe TF1 lui interdit de porter atteinte à TF1 ou à son actionnaire, le groupe Bouygues, raconte le journaliste. Or, Bouygues bénéficie de nombreux contrats en Arabie saoudite. »

Isabelle Roberts, présidente du site Les Jours, qui enquête depuis six ans sur les méthodes de Vincent Bolloré estime, elle, que le milliardaire « a déplacé le curseur du joug qu'un industriel peut faire peser sur un média », en faisant partir une centaine de journalistes à iTélé ou une soixantaine à Europe 1 qui n’obéissaient pas à sa ligne éditoriale. « Il a envoyé un message à tous les propriétaires de médias : "regardez, ça, vous pouvez le faire, purger une rédaction". »

Dans ce contexte, l’indépendance journalistique est en question. Les risques vont d’un certain interventionnisme - que démentent les grands patrons du privé au Sénat - à une autocensure, sans compter la défiance du public à l’égard de médias jugés inféodés. « Bien sûr, les journalistes qui travaillent pour les médias détenus par ces industriels ne subissent pas directement et au quotidien la pression de leurs actionnaires. Mais la concentration a un impact majeur sur la qualité et la diversité de l’information délivrée au public […] Elle favorise l’opinion et fragilise la liberté de la presse ainsi que l’indépendance des journalistes », diagnostiquaient en décembre, dans une tribune parue dans Le Monde, 250 professionnels de la presse, de la télévision et de la radio.  

Garde-fous et contre-pouvoirs. Il existe bien des garde-fous à ce sujet, comme la possibilité pour les journalistes d’opposer un droit de veto à la nomination d’un directeur de la rédaction. C’est la mesure en vigueur au Monde ou à Libération. Promulguée fin 2016, la loi Bloche sur la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias, baptisée « loi anti-Bolloré », imposait des chartes d’éthique ainsi que des comités d’indépendance de nature à alerter le CSA sur d’éventuelles « interférences » et reconnaît un droit d’opposition aux pressions. Par exemple, si Les Echos ont leur charte, bien antérieure à la loi, assortie de garanties notamment sociales, celle-ci est un simple texte annexé concernant Le Parisien. « Mais l’indépendance des rédactions se mesure à l’épreuve des faits, chaque jour », nous confie Pierre Louette, PDG du groupe Les Echos-Le Parisien. Ce qui tend à montrer les limites de ces dispositifs, de leur réel pouvoir. Sans compter que dans certains médias, comme l’a rappelé au Sénat Christophe Deloire, directeur général de Reporters Sans Frontières, tout esprit critique a pu s’évanouir face à l’actionnaire, après avoir vu le sort réservé aux contestataires comme dans le groupe Canal+ où, des Guignols à Sébastien Thoen et Stéphane Guy, tout soupçon de déloyauté aboutit au licenciement.  

Par ailleurs, des pistes sont évoquées pour une réforme de la loi de 1986, déjà maintes fois modifiée mais inadaptée à l’ère numérique, imposant des règles de pluralisme à la télévision mais ignorant tout des réseaux sociaux. Les syndicats de journalistes demandent aussi de conférer de nouveaux droits aux rédactions, de les associer à la gouvernance des médias, voire d’instaurer un délit de trafic d’influence dans la presse… « Nous demandons […] la reconnaissance juridique de l'équipe rédactionnelle, qui aurait alors un droit d'opposition collectif pour équilibrer le pouvoir entre actionnaire et rédaction au sein de chaque média », indiquait Alexandre Buisine, secrétaire général du SNJ (Syndicat national des journalistes), au Sénat.

Sans compter l’appel à une refonte des aides à la presse alors que, rappelle Edwy Plenel, Bernard Arnault, à la tête de la première entreprise de France, a touché 18 millions d’euros d’aide aux quotidiens. Mais difficile de refuser aux uns ce qu'on accorde aux autres.  « Si vous partez dans l'idée que ceux qui ont beaucoup d'argent sont les adversaires d'une presse libre, je vous assure qu'il n'y aura plus beaucoup de journaux dans dix ans », a averti Nicolas Beytout, président-fondateur de L'Opinion.

Les contre-pouvoirs viennent jusqu’ici plutôt des syndicats et des sociétés de journalistes s’agissant de l’exercice des métiers éditoriaux. Et des institutions comme l’Autorité de la concurrence et l’Arcom pour ce qui concerne les marchés et la régulation des contenus audiovisuels et numériques. La première, présidée par Benoît Cœuré, dira si elle retient les arguments de Nicolas de Tavernost, promis à la présidence de TF1-M6 en cas de feu vert à la fusion : « une part des moins de 50 ans qui diminue de 5 à 10% chaque année sur la TV linéaire » et des agences qui font face à un marché publicitaire unique incluant la vidéo sur le digital. Si les contraintes sont trop grandes, le message est clair : « Si on vous dit que vous avez le droit de vous marier mais que vous devez faire chambre séparée toute votre vie, alors nous n’irons pas », a-t-il lâché.

Quant à l’Arcom, son président semble avoir à cœur de renforcer les groupes audiovisuels et prend acte d’un paysage éclaté en considérant que l'opinion peut venir s’y glisser, même si cela ne correspond pas exactement à la convention des chaînes d’information. En outre, rien n’empêche pour lui des rapprochements entre radios et télévisions, comme sur CNews-Europe 1 ou Franceinfo.

Les passerelles de l’audiovisuel public. Le service public n’échappe d’ailleurs pas à la concentration des médias. France Télévisions n’était au départ qu’un holding avant de devenir une entreprise unique représentant 28 % de part d’audience avec ses cinq chaînes nationales, ses 24 antennes régionales et 9 antennes ultramarines. Aujourd’hui, le groupe multiplie les passerelles avec Radio France (30% de l’audience) ou France Médias Monde (France 24 assure les nuits de Franceinfo).

La télévision publique bénéficie aussi d’une puissance enviée par le privé en matière de visibilité, de projets et de réalisations tant dans les domaines du sport, de l’info ou de la fiction. Négocier les droits des JO avec une exposition multicanale inégalable met le service public systématiquement en position de favori. Idem côté Radio France dont les concurrents privés se plaignent. Le budget de Radio France, qui s’élève à 630 millions d’euros, dépasse « celui des 330 radios privées réunies (550 millions d’euros) », selon le Bureau de la Radio qui réunit les antennes commerciales.

Si la concentration des antennes a fait la preuve de son efficacité managériale, éditoriale et commerciale, le projet de rapprochement ultime porté par Françoise Nyssen, alors ministre de la Culture, au sein d’une holding regroupant France Télévisions, Radio France, France Médias Monde et l’Ina, a été abandonné au profit d’une coopération sur des projets communs. La radio Franceinfo a essuyé les plâtres avec la chaîne d'info homonyme. Et ce sont désormais France Bleu et France 3 qui multiplient les passerelles avec 23 matinales radio désormais diffusées sur France 3 (bientôt 44). De même, une ambitieuse plateforme commune aux deux entités va être lancée en mars.

Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, est d'ailleurs favorable au rapprochement TF1-M6 pour favoriser une concurrence privée puissante - sous réserve de « caveat » sur les droits sportifs et la publicité -à laquelle doit faire face une offre publique tout aussi forte et qui cherche à se consolider.

De la production aux plateformes

Les producteurs se sont également, pour beaucoup, regroupés sous des bannières comme Banijay, Federation Entertainment ou Mediawan. Des fédérations de 50 à 120 producteurs et une force de frappe trop grande ? Non, car le partage de revenus y est la règle, assurent-elles. « La concentration de la production, c’est de l’expansion, la concentration de la diffusion, c’est de la protection, de la régression », a martelé au Sénat Stéphane Courbit, le patron de Banijay, qui craint un « duopole » TF1-M6 totalisant « 90% des achats de programmes ». Le coactionnaire du projet, Thomas Rabe, le CEO de RTL Group, mise à l’inverse sur la constitution d’une grande offre globale de streaming associant vidéo, audio et textes, en SVOD et en AVOD, comme il en prépare une en Allemagne avec RTL+ en investissant 500 millions d’euros par an « Si nous ne rassemblons pas nos forces dans les pays européens, nous ne pourrons pas, je ne vais pas dire survivre, en tout cas maintenir une position suffisamment forte dans l’avenir ». Au-delà de Salto, qui peine à atteindre 500 000 souscripteurs, il veut aller plus loin en misant sur des technologies et une programmatique communes.

Évidemment, c’est une autre concentration, mondialisée, qui justifie ces regroupements : les plateformes, qui se consolident aussi avec Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp, LinkedIn) Alphabet (Google, YouTube, Gmail), ou Amazon-Prime-MGN. Comme Netflix, elles prennent du temps, de l’attention et du pouvoir d’achat aux médias. Nicolas Beytout, de L’Opinion, propose d’ailleurs de leur octroyer des responsabilités juridiques d’éditeurs de médias. Mais la réponse passe-t-elle par un guichet unique pour accéder à la télévision privée ? Si la fusion TF1-M6 se confirme, le nouveau groupe représenterait plus de 70 % des parts de marché de la publicité télévisée. C’est ce qui inquiète l’Union des marques [UDM] qui craint que les tarifs augmentent, que les plus petits annonceurs soient exclus voire que les contenus s’appauvrissent, ce qui ne servirait pas d’environnement propice aux messages publicitaires : « les annonceurs ont besoin d’un marché de la télévision équilibré et concurrentiel », affirme l’UDM, sans toutefois s’opposer à un rapprochement de principe.

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