Chahuté lors de son entrée en Bourse à Londres fin décembre, challengé dans le cinéma par Disney, futur absent de la TNT payante devant renoncer à C8 à la fin février… Le groupe Canal + a fait parler de lui en 2024. Son président du directoire, Maxime Saada, détaille ses grands chantiers pour 2025.
2025 sera pour vous celle d’une décennie à la tête de ce groupe. Vous avez cherché à réduire la dépendance du groupe à la Ligue 1 et à diversifier son rôle de distributeur en agrégeant des services de streaming. Les Échos ont fait le compte entre 2015 et 2023 : + 234 % en abonnés et + 10 % en revenus. La valeur a été captée essentiellement par les plateformes ?
Non. Canal + était en décroissance, en particulier en France, avec des pertes significatives. La pente est donc positive. Il y a un partage de la valeur et il n’y a pas un accord signé avec les plateformes qui ne soit pas rentable pour Canal +. Au-delà de cette stratégie d’agrégation, nous avons continué à investir massivement dans les contenus. Nous avons développé des chaînes Canal +, premiumisé nos offres, fait basculer des thématiques sous la marque Canal +, comme la chaîne Canal + Grand Écran. Nous avons investi plus que par le passé dans toutes les thématiques. En sport, nous n’avons jamais autant investi avec la Ligue des Champions - même si nous avons choisi de ne pas poursuivre avec la Ligue 1 -, la moto, la Formule 1, le golf, etc. En cinéma, nous avons eu en 2023-2024 l’offre la plus riche de l’histoire de Canal +. En 2024, nous avions des accords avec tous les studios de cinéma hollywoodiens, ce qui n’avait pas été le cas depuis 1996. Et nous avons signé le plus gros contrat de l’histoire de Canal + avec le cinéma français (220 millions d’euros). Nous avons beaucoup investi en programmes, retrouvé la croissance d’abonnés perdue en France pendant huit ans. Là, ce sera la sixième année de hausse consécutive. Vous dites il y a eu une croissance d’abonnés plus significative que la marge, vous avez raison, parce qu’il a fallu réinvestir pour recréer de l’appétence pour Canal +. Nous n’avions plus la jeune génération. Et nous devons énormément à Netflix…
Pourquoi ?
La première raison, c’est que nous avons observé la nature des offres et leur succès aux États-Unis, comme le binge et le sans engagement. Canal + a été le premier à lancer du binge en Europe, comme Netflix aux États-Unis. Puis, nous avons commencé à lancer des offres sans engagement, une révolution pour nous car c’était un risque potentiel. Ensuite, il est apparu que Netflix s’intéressait particulièrement aux jeunes. Nous l’avons vu à ses programmes (Sex Education, Stranger Things) et à ses investissements marketing. Les investissements étaient plutôt orientés vers des séries susceptibles de séduire les plus jeunes. À ce moment-là, j’ai lancé une vaste étude sur la perception de Canal + auprès des jeunes pour voir si nous n’étions pas en train de rater le train du futur. La révélation a été assez brutale : ce qui remontait est que Canal + était “la chaîne de papa”… Nous n’avons pas décidé de faire des programmes pour les jeunes mais nous nous sommes demandé, en en lançant de nouveaux, s’ils seraient susceptibles de leur plaire. Validé, La Flamme, la moto, ces choix ont notamment été structurés par ces populations. Ensuite, nous avons refait nos offres pour adresser les moins de 26 ans, avec Rat + par exemple. Enfin, la France était très en retard sur la pénétration de la télé payante (30-35 %). Netflix a convaincu une grosse partie de la population de payer, et a doublé la taille du marché en France.
N’êtes-vous pas dépendant d’une plateforme comme Netflix qui peut décider à tout moment de remonter sa ponction sur le chiffre d’affaires généré ?
La fin de notre accord avec Disney ou de la Ligue 1 est la démonstration que Canal + n’est plus dans une dépendance à l’égard de quelque contenu ou acteur que ce soit. C’est même ce qui a dicté notre politique et notre stratégie éditoriale : nous avons œuvré pour ne plus jamais être dans la situation de 2018, où nous étions dépendants de la Ligue 1. À chaque fois que l’on rentre une plateforme, nous sommes moins dépendants de la précédente. Ce sont des accords gagnants-gagnants. Nous sommes heureux d’avoir Netflix, leader dans son domaine, et eux sont heureux de nous avoir pour toucher des populations qu’ils ne toucheraient pas sans nous. Ils n’ont pas tendance à demander toujours plus. Nous avons renouvelé nos accords de manière sereine.
Comment jugez-vous les premiers pas de Canal + en Bourse ? Le cours a été chahuté…
Oui, à l’introduction, mais on s’y attendait pour un tas de raisons qui peuvent rebuter certains investisseurs. Nous avons fait un choix unique d’avoir une société basée en France et cotée à Londres, de ne pas donner de projections financières parce que nous tenons à notre indépendance, notre liberté d’action et notre marge de manœuvre. Nous sortons du scope des fonds qui font un choix CAC40 ou “footsie” [indice FTSE 100 sur les entreprises les mieux capitalisées à la Bourse de Londres]. Nous sommes cotés en Livres. Et puis, nous avons des sujets sur notre business : la plus grosse acquisition de notre histoire est MultiChoice mais elle n’est pas certaine, la TVA qui impacte potentiellement les comptes de Canal + et dont nous ne sommes pas certains de l’issue. Tout cela, nous savions que ça allait peser sur notre introduction, nous n’avons pas été déçus. Maintenant, nous allons travailler et faire la démonstration que le modèle de Canal + est vertueux et que la valeur du groupe peut augmenter significativement dans les trois prochaines années.
La hausse de 2 euros du prix de certains abonnements en ce mois de janvier vise-t-elle à contrer la baisse du revenu par abonné ?
Il y a beaucoup de conjectures sur des décisions que nous avons prises il y a longtemps et qui sont interprétées comme étant liées à l’introduction en bourse ou à une baisse de revenu théorique, or pas du tout. Je pense notamment à la décision de l’Arcom concernant C8 dont nous n’avons pas fait le choix qu’elle tombe avant cette introduction. Les augmentations de prix ont été plutôt modérées par rapport aux plateformes et nous avons jugé que sur certaines populations, il était nécessaire d’augmenter les tarifs. Nous ne commentons plus le revenu par abonné mais il se comporte très bien.
Disney a mis fin à son contrat le 31 décembre et semble demander une nouvelle chronologie des médias avec une fenêtre à six mois pour ses films comme Canal +. Est-ce acceptable pour vous ?
Ce n’est pas à moi de le dire mais aux organisations du cinéma, en fonction de l’investissement consenti par Disney avec qui nous n’avons pas trouvé de terrain d’entente. Si ce groupe choisit un régime cinéma, le décret l’autorise à être en amont de 12 mois. Où sommes-nous dans cette fenêtre entre 0 et 12 mois ? Cela dépend des organisations du cinéma. Ce que je jugerai, c’est où Canal +, en fonction de là où atterrissent potentiellement Disney ou d’autres plateformes, doit être positionné, et pour quel montant. C’est une question d’équité. Nous sommes soumis aux quotas et à des obligations auxquelles ne sont pas soumises les plateformes.
Roch-Olivier Maistre a estimé qu’il n’y avait aucun doute sur votre engagement dans le cinéma. Or vous rendez vos fréquences de TNT payante et Bercy menace d’appliquer un taux de TVA de 20 % et non un taux réduit de 10 % que vous voyez comme une contrepartie de vos obligations dans le cinéma. Est-ce de nature à modifier la force de votre engagement ?
C’est de nature à modifier nos obligations. La nature de notre engagement dépend des conditions qui nous seront proposées par les organisations du cinéma. Est-ce que nous voulons baisser nos obligations ? Certainement. Est-ce nous voulons pour autant baisser nos investissements ? Nous verrons. Ce qui est essentiel pour moi, c’est que Canal + ne se retrouve pas coincé dans un système où il devrait payer des montants très significatifs d’obligations pour des avantages potentiellement réduits par rapport aux autres plateformes qui payent beaucoup moins. Mon scénario central était le renouvellement aux mêmes conditions. Il a été rejeté par les organisations du cinéma puis rendu caduc par la volonté de Disney de rentrer dans un régime cinéma. Nous ajusterons donc notre proposition en fonction des possibilités qui nous seront données une fois que ce groupe sera positionné.
Nicolas de Tavernost dit que BFMTV est la « chaîne d’actualité des actifs » et donc, en creux, que CNews est la chaîne du talk et des inactifs. Pourriez-vous gagner la bataille de l’audience mais perdre celle de la publicité ?
Non, l’audience de CNews se traduit bien par des recettes publicitaires. La chaîne a réalisé un record en novembre en matière de publicité. Nous nous approchons de l’équilibre puisque nous avons d’ores et déjà des mois en positif. Aucune des activités de Canal + n’a vocation à être déficitaire et cela vaut aussi pour CNews qui connaît un succès phénoménal. C’est l’une des plus grosses progressions des chaînes TNT, toutes chaînes confondues.
Le président de l’Arcom a déclaré que l’intérêt du public n’est pas simplement l’audience. Est-ce que vous comprenez cette logique ? La projection d’un plan social de 250 personnes, dont 150 à C8, ne montre-t-elle que malgré un recours en Conseil d’État qui reste à juger sur le fond, vous avez pris acte de ce retrait ?
Nous avons été contraints de l’acter. Le Conseil d’État a jugé que c’était une présélection et pas une décision, et que l’on ne pouvait pas attaquer une présélection. Nous sommes aujourd’hui dans une situation où il est trop tard pour remettre en cause quoi que ce soit alors que la chaîne est censée s’arrêter à la fin février. Nous avons été obligés d’acter les départs. Il n’y a pas de situation alternative. Par considération pour les collaborateurs, il fallait quand même les mettre dans des conditions acceptables de départ. Cette décision de l’Arcom est pour moi totalement incompréhensible, qu’on aime ou pas C8, première dans sa catégorie. Il y avait toutes sortes de mesures possibles. C’est une double peine puisque nous avons déjà été condamnés pour l’événement avec le député [Louis Boyard].
Il y a eu plusieurs condamnations, plusieurs amendes…
Il y en avait de moins en moins. Nous ne sommes pas renouvelés alors que nous n’avons eu aucune menace de ce type, alors qu’il y avait des gradations possibles, alors qu’on aurait pu nous enjoindre à ne pas répéter l’infraction sous peine de perdre la fréquence, alors que nous avons proposé du différé… Il y avait 17.000 possibilités avant ce choix-là. D’autant que cette décision est couplée à un choix de chaînes dont l’audience sera très confidentielle. L’Arcom scie la branche sur laquelle elle est assise. La TNT est challengée par l’environnement des FAI, avec les offres multi-chaînes, par les plateformes payantes et par YouTube et TikTok, en termes d’attention et de temps passé. Le marché publicitaire est compliqué, les fréquences sont rares et potentiellement convoitées par des opérateurs télécoms. Ajouter à ces difficultés structurelles le retrait de chaînes très populaires… Je questionne ce choix de l’Arcom, pour la TNT, et plus largement pour l’audiovisuel français.
N’avez-vous pas fait des erreurs vous-même ?
Évidemment. J’ai sous-estimé le risque de retrait jusqu’à la fin. Personnellement, je ne croyais pas à ce scénario.
Canal a fait le choix de retirer ses quatre chaînes payantes de la TNT. Cyril Hanouna doit-il impérativement trouver une place sur ce mode de diffusion, sur CStar par exemple, ou ne peut-on pas penser que les modes de diffusion alternatifs (satellite, box ADSL, OTT) sont désormais suffisants pour assurer une exposition suffisante à TPMP ?
Je ne sais pas répondre à cela. Cyril Hanouna a deux choses pour lui incontestables : le volume d’audience qu’il rassemble tous les soirs, avec des records battus d’année en année et un format qui s’adapte en fonction de l’environnement. Réunir chaque jour 2,3 à 2,4 millions de téléspectateurs, c’est rare. Il a par ailleurs une capacité exceptionnelle à faire du direct pendant 3 ou 4 heures. C’est unique et c’est donc adapté à tous les formats et toutes les plateformes. La combinaison de ces deux éléments fait qu’il va y avoir des possibilités pour Cyril Hanouna qui n’existent pas nécessairement pour d’autres. De quoi assurer son succès quels que soient le format et la plateforme qu’il choisit.
Et ce sera au sein de la famille "Canal" ?
C’est ce que je souhaite mais ce n’est pas acté.
Vous êtes un groupe de TV payante. Quel sens y a-t-il à rester dans la télé gratuite où vous accumulez les pertes ? Pour clarifier votre positionnement auprès des investisseurs anglosaxons à la Bourse de Londres, pourquoi ne pas vous recentrer sur la TV payante ? Et comment aller chercher de la croissance sans la locomotive C8 ?
Pas un investisseur ne nous a posé la question, et j’en ai rencontré des centaines. La télévision gratuite ne pèse ni en chiffre d’affaires ni en profits, par définition. Le groupe pèse plus de 6 milliards d’euros de CA et pas loin de 500 millions de profit. C’est infinitésimal dans notre équation. Sur ces actifs, comme sur ceux qui sont notoirement en pertes comme Dailymotion ou GVA [l’accès au très haut débit en Afrique] qui rejoignent le groupe, nous avons été dans une logique d’investissement qui va nous permettre de passer à une logique de rentabilité. Ce n’est pas après des années où nous avons investi et au moment où nous ne sommes pas très loin de l’équilibre que nous allons y renoncer. Nous perdons en effet notre locomotive de C8, mais le succès de CNews est indépendant d’elle et nous allons en faire un actif rentable. J’imagine en revanche la frustration de l’actionnaire qui a créé la chaîne et consenti à tous ces investissements pour perdre la fréquence au moment où il entrevoit l’équilibre. Je ne vais pas m’en féliciter.
Comment comptez-vous aller chercher de nouveaux abonnés ? Ils sont 27 millions et vous souhaitez dans les prochaines années amener ce chiffre entre 50 et 100 millions… Comment comptez-vous faire ?
Nous sommes en effet passés de 11 millions d’abonnés en 2015 à 27 millions. Depuis cinq ans, nous sommes en croissance sur la France et sur toutes les géographies, notamment en Afrique subsaharienne, où la croissance économique moyenne est de 4,5 %, avec une démographie très favorable et une pénétration de l’électricité en forte croissance. Nous avons eu une opportunité de croissance externe avec M7, qui nous a apporté quelques millions d’abonnés en Europe de l’Est. Mais l’essentiel de la croissance a été fait de manière organique sur tous les continents. Je ne compte pas MultiChoice, dont nous avons 45 % du capital, ni Viu, dont nous avons 36 % et une option pour contrôler la société, ni ViaPlay, dont nous sommes premier actionnaire avec 29,3 % mais qui est en redressement et que nous ne consolidons pas. Dans les 50 à 100 millions, j’espère que nous aurons au moins deux de ces trois groupes. Pour Viaplay, il faut attendre que l’entreprise se redresse. Nous avons signé un accord avec son deuxième actionnaire pour ne pas monter seul au capital d’ici à deux ans.
Vous êtes monté à 45 % dans le capital de Multichoice. Vous attendez le feu vert des autorités de la concurrence qui vous demanderont de prendre des engagements sur l’emploi ou dans la création sud-africaine. Est-ce que la loi qui interdit à un étranger de prendre plus de 20 % des droits de vote dans ce pays est un obstacle ?
Ce groupe est présent dans 16 pays anglophones et lusophones. Cette règle ne vise que l’Afrique du Sud, et ne porte que sur la licence de télévision - comme la TNT en France. Nous allons donc proposer une structure juridique compatible avec cette réglementation. Sur la licence de télévision, le groupe Canal + aura en effet moins de 20 % des droits de vote.
Canal + tire 60 % de ses revenus de France mais n’est pas encore à l’équilibre en France. Ce sera pour 2025 ?
Je ne peux pas me prononcer là-dessus. Ce qui était déficitaire historiquement, c’est la France métropolitaine. La France au global était profitable et cette profitabilité a vocation à s’améliorer. . C’est tout ce que je puis dire.