Au-delà de la seule pollution engendrée par les plus riches, c’est l’exhibition de cette consommation, érigée en modèle, qui engendre un gaspillage sur la planète. Hervé Kempf, rédacteur en chef de Reporterre, revient aux bases de cette théorie, élaborée par l’économiste du XIXe siècle, Thorstein Veblen, et du principe de « consommation ostentatoire ».
Le Global Bombardier 7500 est un bel avion. Capable de franchir 14 000 km d’une traite, il est parfait pour joindre Paris à Los Angeles. Sa cabine luxueuse, dotée d’un lit « pleine grandeur », d’une cuisine et d’une salle de bains, garantit aux passagers un voyage reposant. On comprend que deux hommes de goût, François-Henri Pinault et Bernard Arnault, l’aient choisi pour leurs pérégrinations. 55 millions d’euros ? Quand on aime, on ne compte pas. François-Henri a même incorporé ses initiales dans le numéro d’immatriculation de son appareil – un signe de fierté bien compréhensible.
Hélas ! En 2022, en France comme aux États-Unis, des sites ont suivi et diffusé sur internet les déplacements des milliardaires. Elon Musk comme Bernard Arnault ont ainsi vu leurs voyages montrés sur la place publique. Savoir que l’homme le plus riche du monde avait utilisé son aéroplane pour aller de l’ouest à l’est de Londres en un vol de dix minutes n’a pas aidé à sa popularité. Et M. Arnault a revendu son avion pour échapper aux projecteurs, tandis que M. Musk, ayant racheté Twitter, a effacé le compte qui suivait ses vols ! M. Pinault a fait plus simple : changer l’immatriculation de son avion en espérant ainsi passer sous les radars.
Gâchis environnemental
Pourquoi ces voyages ont-ils tant marqué l’opinion ? Parce qu’avec les yachts, les villas immenses, les SUV énormes, ils manifestent un luxe ostentatoire qui devient d’autant plus insupportable qu’il témoigne d’un gâchis environnemental. Il est bien documenté, montrant que les ultra-riches émettent démesurément plus de CO2 qu’un simple citoyen :
Ainsi, le besoin d’ostentation des puissants de ce monde a un effet écologique important. Mais il dépasse son seul impact direct. Pour le comprendre, il faut se tourner vers un économiste américain du XIXe siècle, Thorstein Veblen. Selon celui-ci, l’économie est dominée par un principe : « La tendance à rivaliser – à se comparer à autrui pour le rabaisser – est un des traits les plus indélébiles de la nature humaine » (Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, Gallimard, p.73). La richesse est le moyen de la différenciation, et son objet essentiel n’est pas de répondre à un besoin matériel, mais d’assurer une « distinction provocante », autrement dit d’exhiber les signes d’un statut supérieur. De plus, observe Veblen, le principe de consommation ostentatoire régit la société. Celle-ci est diversifiée en de nombreuses couches, dont chacune se comporte selon le même principe de distinction : ses membres marquent leur supériorité les uns par rapport aux autres en imitant autant que possible les signes ostentatoires de ceux de la couche supérieure. Et ainsi de suite, de bas en haut. Au total, l’imitation conduit à un torrent de gaspillages, le mode de vie désastreux du haut de la pyramide générant les modes de vie de l’ensemble de la société. Et quand on se trouve dans une situation d’inégalité énorme, comme c’est le cas en ce début du XXIe siècle, les signes du gaspillage influencent énormément les modes de vie. C’est pourquoi ils sont devenus insupportables sur le plan écologique.
Payer sa « juste part »
L’idée de taxer les ultrariches au nom de la transition écologique grandit avec force. En Espagne, le ministère de l’Écologie envisage de proposer l’idée à l’Union européenne dans la perspective de la conférence de l’ONU sur le climat fin 2023. « Nous analyserons cette proposition avec beaucoup d’intérêt, d’autant plus que l’Espagne présidera l’UE durant la prochaine COP28 », a déclaré le ministère au site d’information Reporterre. Tout vient du Rapport sur les inégalités climatiques, publié par le Laboratoire des inégalités mondiales début 2023. Selon ses auteurs, un impôt devrait s’appliquer aux 65 000 adultes possédant plus de 100 millions de dollars (0,001 % des adultes dans le monde). Le prélèvement débuterait à 1,5 % de leur patrimoine, et monterait jusqu’à 3 % pour les fortunes supérieures ou égales à 100 milliards de dollars. Mieux : s’il s’appliquait au 0,1 % des plus riches de la planète, ceux qui possèdent plus de 5 millions de dollars, il pourrait rapporter près de 1 100 milliards par an. Pas si loin des 1 800 milliards nécessaires aux pays aux revenus faibles et intermédiaires pour effectuer leur transition climatique.
L’idée avance par un autre chemin : en mars, un collectif d’économistes et de députés a proposé que l’OCDE s’accorde sur la taxation des plus hauts patrimoines. Un tel accord mondial sur la taxation minimale des multinationales a déjà été élaboré sous l’égide de l’OCDE. « Ce que nous avons réussi à accomplir pour les multinationales, nous devons désormais le faire pour les grandes fortunes », écrivent-ils. Le président des États-Unis, Joe Biden, l’a dit encore plus simplement lors de son discours sur l’état de l’Union en février dernier, s’adressant aux milliardaires : « Je suis capitaliste. Mais payez votre juste part ».