Enquête

Voilà un an que les télévisions françaises se mobilisent pour couvrir la guerre en Ukraine. Avec une obligation, déjouer les difficultés et les risques du terrain. 

La pression, la peur, l’épuisement, la témérité… Pour les directeurs de l’info au sein des chaînes, il faut savoir gérer tout cela à distance. En prévision du 24 février, Thierry Thuillier, directeur général adjoint de l’information du groupe TF1, s’est livré à un exercice de vérité devant quelques journalistes. Il a expliqué avoir un compte Whatsapp où tous les déplacements de ses reporters doivent lui être signifiés. À Bakhmout, il a dit non à l’un d’eux, de LCI. « Le grand risque, c’est la pression qu’ils se mettent », observe-t-il, « je suis frappé par le sang froid des jeunes femmes JRI et la façon dont elles gèrent l’après : elles partent quinze jours puis reviennent en France pour faire une permanence, ou aller aux Quatre Colonnes, à l’Assemblée, avant de repartir ». Un sas de décompression en somme.

À TF1-LCI, où les passerelles ont été systématisées à l’occasion du conflit, 50 à 60 personnes se sont relayées en Ukraine. La moitié sont sur le terrain. On voit par exemple le grand reporter de la une, Michel Scott, se filmer à l’iPhone dans des caves, pour LCI ou pour des vidéos de MyTF1. Thierry Thuillier évoque sans fard « l’extrême fatigue mentale » de ses équipes confrontées jour et nuit à diverses puissances de feu (missiles, bombes, drones…). « On se sent vulnérable en permanence », dit-il.

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Cette couverture éditoriale est à la mesure de l’événement, « du jamais-vu depuis la Seconde Guerre mondiale », selon le dirigeant. La lassitude gagne-t-elle alors que l’engagement des occidentaux va croissant ? « Je ne perçois pas de manque d’intérêt, comme la Bosnie au bout d’un an, mais une profonde inquiétude », répond-il. Malgré l’enlisement, les autres rédactions ont aussi maintenu leur mobilisation, tant en termes de moyens et d’équipes sur place (trois en permanence pour France Télévisions et BFMTV, en moyenne) que de nombre de sujets diffusés à l’antenne. Selon Onclusive, 27% de sujets à la une en 2022 ont été consacrés à l'Ukraine.

Pour Marc-Olivier Fogiel, directeur général de BFMTV, l’enjeu est aussi la bataille de l’attention. « La spécificité de cette guerre, c’est sa durée et sa proximité, Sa difficulté, c’est de renouveler les sujets et d’arriver à ce que le téléspectateur continue de suivre le fil ». Pour cela, les journalistes, toutes chaînes confondues, poursuivent leur travail pour alimenter les antennes en reportages inédits et maintenir l’attention des téléspectateurs.

Rien d’évident car, « comme toute guerre, c’est une guerre de communication, tant côté ukrainien que russe », relève Muriel Pleynet, directrice de la rédaction nationale de France Télévisions. Sans compter qu’il est impossible d’être « embeded » [intégrés] dans l’armée russe ou qu’il est difficile de se faire accréditer sur un territoire qu'elle contrôle. TF1-LCI demande son visa pour la Crimée. Et avec l’armée sous drapeau bleu et jaune, ses reporters doivent parfois déchanter. L’accréditation ukrainienne a été retirée à TF1 pendant quelques jours après un épisode où ses journalistes accompagnaient ses premières lignes de soldats à Kherson (comme Skynews et CNN).

Les autorités de Kiev demandent aussi aux agences d’attendre plusieurs heures avant de transmettre des images de bombardements russes pour ne pas permettre l’ajustement des tirs. « Il y a un agresseur et un agressé, il est plus délicat de décrypter la communication ukrainienne car cela peut donner l’impression de relativiser, complète Marc-Olivier Fogiel. Nous avons une responsabilité là-dessus. Il faut trouver le ton juste et le bon registre. »

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Massacres et bombardements en attestent, le danger est permanent. « L’essence de notre métier est d’être sur place », relate Stéphane Gendarme, directeur de l’information du groupe M6, qui a envoyé neuf missions de quatre personnes depuis un an (deux journalistes de M6, un de RTL et un fixeur). Une société privée le renseigne sur les zones risquées. À l’inverse, ses équipes prennent soin de ne pas renseigner sur le lieu d’une bataille quand elles accompagnent, par exemple, des rebelles tchétchènes alliés de l’Ukraine. « Le reportage a été en partie flouté », indique-t-il. Mais il est laissé à l’appréciation des journalistes sur place de filmer les horreurs. « Montrer la guerre sans la montrer n’a pas d’intérêt, reprend Stéphane Gendarme. Il faut à la fois filmer Boutcha et respecter la dignité des victimes. »

Même si les journalistes ne sont pas directement pris pour cibles, selon certaines chaînes, comme cela est arrivé sur d’autres terrains comme en Syrie, le risque reste très présent. BFMTV a perdu en mai son reporter Frédéric Leclerc-Imhoff, tué lors d’une mission. « Il y a eu un avant et un après », témoigne Marc-Olivier Fogiel. Les procédures de sécurité ont été renforcées mais surtout, « les équipes y vont désormais dans l’idée de poursuivre l’engagement journalistique de Frédéric. Il y a une volonté collective de ne pas abandonner le terrain en sa mémoire. » L’évaluation des risques est constante avec les encadrants à Paris, Étienne Leenhardt et Samah Soula à France Télévisions, Grégory Philipps à BFMTV. « C’est un arbitrage quotidien entre l’intérêt journalistique et le risque », résume Marc-Olivier Fogiel. « Nous n’envoyons que des professionnels aguerris et volontaires », souligne Muriel Pleynet. Un parti pris généralisé.

Ce que préparent les chaînes

TF1 a délocalisé son JT pour une spéciale le 12 février. Pendant quatre jours, Anne-Claire Coudray était à Kiev et Boutcha avec des plateaux en situation et des témoignages sur le terrain. Michel Scott est dans le Donbass pour un « carnet » où il fait entendre les gens qui y vivent ou « des histoires enquêtées » comme celle d’une voiture de reporters prise pour cible. France 2 dédie sa soirée du 16 février à l’Ukraine avec, entre autres, un JT de 20 heures délocalisé à Kiev, un Envoyé Spécial et un Complément d’Enquête inédits avec, dans le second, une interview du déserteur de Wagner Andreï Medvedev. À M6, pas d’émission spéciale mais des éditions du 12.45 et du 19.45 plus longues et largement consacrées au sujet. Côté chaînes info, BFMTV prévoit aussi une délocalisation à Kiev et, en parallèle, diffuse chaque lundi soir de février un reportage Ligne rouge centré sur le conflit. CNews ne casse pas son antenne mais prévoit un « fil rouge » tout au long de la journée du 24 et le bilan d’un an de guerre. LCI, qui a particulièrement suivi le conflit, prévoit notamment un 60 Minutes dédié, avec des reportages s’appuyant sur TF1 pour couvrir la partie russe (en Crimée par exemple). Quant à Franceinfo, elle choisit de raconter la guerre « à hauteur d’homme » et prévoit trois heures d’émission le jour J avec des Ukrainiens en plateau et des protagonistes rencontrés sur le terrain en visio.

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