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En Afrique francophone, le public plébiscite désormais les histoires locales, obligeant les diffuseurs à coller à ces nouvelles aspirations. Ceux-ci doivent aussi prendre soin de s’adapter aux usages, bien spécifiques, de la télévision et d’internet dans cette partie du continent.

À toute chose malheur est bon. La crise sanitaire, en asséchant les compétitions sportives, notamment celles de football, traditionnel moteur des programmes en Afrique francophone, a reporté les attentes des téléspectateurs locaux sur la fiction. Et parmi les succès de l'année, figure la très attendue série premium Cacao, diffusée sur le bouquet Canal+, acteur majeur de la télévision en Afrique. Lancée le 15 juin dernier à raison de deux épisodes hebdomadaires de 50 minutes chacun, elle a tenu en haleine le public pendant six semaines, réalisant, en termes d’audience, « un énorme succès », selon les équipes de Canal+. « Cette saga africaine se passe au pays de l’or brun, le cacao, qui représente environ la moitié de l’économie de la Côte d’Ivoire », explique son producteur François Deplanck, fondateur de Tanka Studio et ancien de la maison Canal.

Tournée en Côte d’Ivoire, avec des acteurs ivoiriens et un réalisateur franco-ivoirien, Alex Ogou, cette fiction confirme, pour le producteur, le fait que « les histoires locales passionnent le public à partir du moment où l'on arrive à lui proposer des choses authentiques. » « Le goût des téléspectateurs s’affirme de plus en plus pour des contenus qui leur sont spécialement destinés », confirme Fabrice Faux, directeur des chaînes et des contenus de Canal+ International. « Lorsque nous avons lancé la TV d’Orange il y a trois ans, nous avons signé un partenariat avec des majors pour disposer de leurs dernières nouveautés mais on a vu tout de suite, en 2018, que le film le plus vu était ivoirien. Aujourd’hui, sur les 600 000 téléchargements de vidéos à la demande que nous réalisons par mois, une très grande majorité concerne des contenus locaux », renchérit Habib Bamba, directeur de la transformation, des médias et du digital d’Orange en Côte d’Ivoire.

Production effrénée

Pour répondre à la demande, Canal+ International, qui a déjà, depuis la sortie d’Invisibles fin 2018, produit sept séries premium, veut accélérer la cadence. « Nous voulons passer à dix séries de ce type par an », annonce Fabrice Faux. Pour y parvenir, la chaîne vient de créer une joint-venture à Abidjan avec Underscan, la maison de production du réalisateur local Alex Ogou. « Nous avons aussi à Lagos, au Nigeria, une société de production, Rok Studio, qui produit 200 films par an et une vingtaine de séries, au rythme effréné de la production nigériane, et nous allons lui faire réaliser des séries premium », indique Fabrice Faux, dont le groupe coproduit déjà en Afrique du Sud des séries en association avec le bouquet Multichoice, son équivalent en Afrique anglophone.

Le coût de production de ces séries est certes sans commune mesure avec ce qui se fait en Europe. Quand Canal+ met 1 à 2 millions d’euros par épisode en France, il n’en dépense que 50 000 à 100 000 euros par numéro en Afrique, selon la chaîne. Mais même à ce tarif, la production annuelle de dix séries représente un investissement considérable, à la hauteur des ambitions de Canal en Afrique. En dix ans, le bouquet est passé, en Afrique francophone subsaharienne, de 400 000 à 5 millions d'abonnés. « Aujourd’hui, dans cette zone, nous sommes présents dans la moitié des foyers qui ont accès à l’électricité. Nous pensons que, notamment grâce au solaire, le nombre de foyers électrifiés va doubler dans les dix ans. Notre ambition est, au minimum, de continuer à être présent dans une famille sur deux, et donc de doubler nous aussi notre activité », affirme David Mignot, directeur général Afrique de Canal+.

Export à l'international

Le développement de productions africaines de niveau premium permet aussi à ces fictions de s’exporter à l’international. C’est le cas des coproductions de la chaîne TV5Monde, autre acteur historique en Afrique. « C’est important de souligner qu’on n’est pas dans une programmation de type “case Afrique”, on ne ghettoïse pas, on vise justement à désenclaver la production africaine, à la porter au monde et à la valoriser comme n’importe quelle autre », relève Marjorie Vella, directrice adjointe des programmes de TV5Monde. La dernière série phare de la chaîne, Wara, une coproduction Sénégal-France-Niger, a été diffusée en exclusivité le 9 septembre sur la nouvelle plateforme TV5Monde Plus. Cette dernière est présentée par ses promoteurs comme « la première plateforme mondiale généraliste francophone et gratuite », avec 3 000 heures de contenu, dont 10% d’origine africaine. Lors de sa diffusion sur l’antenne de TV5Monde, prévue ce mois-ci, Wara ne sera pas seulement diffusée sur TV5Monde Afrique, mais bien sur l’ensemble de ses huit chaînes mondiales.

Deux chaînes en langue vernaculaire

Répondre aux goûts des Africains, c’est aussi, de plus en plus, s’adapter à la langue qu’ils parlent. C’est dans ce sens que Canal+ édite depuis l’an dernier deux chaînes en langue vernaculaire : Novegas, en langue malgache, à Madagascar, et Sunu Yeuf (« Ma chérie », en wolof), au Sénégal, à destination des locuteurs wolof du Sénégal et de Guinée. « Nous allons en faire d’autres », annonce-t-on chez Canal. Ces chaînes en langue vernaculaire ont trouvé leur public. Selon Canal+, Novegas se classe quatrième ou cinquième en audience au Madagascar et Sunu Yeuf sixième ou septième au Sénégal. « On a souvent en tête le fait que la francophonie va trouver son salut en Afrique avec 600 millions de locuteurs en 2030, mais il faut savoir que les jeunes parlent de plus en plus leur langue nationale, et ce n’est pas un mal, c’est aussi l’affirmation d’une culture », relève Thomas Legrand-Hedel, directeur de la communication et des affaires publiques de France Médias Monde, qui réunit France 24, RFI et Monte Carlo Doualiya.

À côté de la production dite premium, l’essentiel de l’audience se fait encore via des séries populaires produites localement, à des prix très compétitifs, par des acteurs comme Marodi, au Sénégal, qui s'est notamment fait connaître avec la série Maîtresse d’un homme marié. Les chaînes les plus regardées sur Canal sont celles qu’elle édite à partir de ces productions à succès sénégalaises ou nigérianes, comme Nollywood TV. Que ce soit avec le sport ou les séries, le côté « feuilletonnable » de ces programmes répond à une autre logique : en Afrique, l’abonnement à Canal+ ne se fait pas comme en France avec un renouvellement automatique chaque année. L’abonné doit reconduire chaque mois son adhésion. D’où l’intérêt, si l’on veut en conserver un maximum, de diffuser des programmes « addictifs ».

Pour qui veut produire des histoires africaines à succès, la formation locale est un enjeu de taille. « Il y a des talents en Afrique mais, souvent, ils ne sont pas formés », relève le producteur François Deplanck, soulignant « le manque d’écoles ». Pour y remédier, celui-ci fait appel à un partenaire, au titre de directeur artistique et directeur d’écriture, pour accompagner les auteurs. « C’est nouveau pour eux », explique-t-il, jugeant nécessaire cette démarche si l’on veut « arriver à vendre des séries de qualité en Afrique et au-delà, ce qui reste l’objectif ». Certains pays, comme le Sénégal ou le Burkina Faso, ont une culture cinématographique et des professionnels commencent à émerger. « Sur le tournage de Cacao, la plupart des chefs de poste étaient Burkinabè », se félicite le producteur. Selon lui, un autre obstacle à la production locale réside dans le manque de financements. « C’est le gros problème en Afrique. Sorti de TV5Monde et de Canal+, il n’y a guère de financement pour le haut de gamme », regrette-t-il.

Accès limité à internet

Il faut aussi, pour qui veut toucher le public africain, bien prendre en compte les usages locaux. S’agissant de la consommation non-linéaire, via par exemple les plateformes de VOD, le débit disponible sur internet n’est pas toujours suffisant pour accéder aux programmes. Aujourd’hui, en Afrique francophone, l’accès à internet est répandu parce que, dans les grandes villes, la 3G et à la 4G sont présentes. Par conséquent, l’accès au web se fait essentiellement sur mobile, ce qui peut poser problème pour le développement du streaming, du fait du coût élevé de la data. « Pour qu’internet soit considéré comme abordable, un gigabit de données ne doit pas, selon les standards internationaux, dépasser 2% du revenu mensuel moyen. Or, dans les pays les moins avancés d’Afrique francophone, il se situe entre 15% et 20% », relève Jean-Pierre Barral, directeur du département transitions énergétique et numérique à l’Agence française de développement (AFD), l’établissement qui met en œuvre la politique de la France en matière d’aide au développement.

Lors du lancement de sa plateforme TV5Monde Plus, la chaîne francophone TV5Monde a d’emblée intégré ces contraintes. « Nous avons un lecteur vidéo avec un débit adaptatif qui permet, lorsque l’accès est limité, de disposer tout de même du contenu », indique David Gueye, directeur adjoint du numérique à TV5Monde. Une autre fonctionnalité a aussi été imaginée : la possibilité de télécharger le programme depuis l’application. « Cela correspond à un usage répandu en Afrique. Au travail, on peut avoir le wifi et donc télécharger un contenu pour le regarder plus tard à l’extérieur », explique David Gueye.

3 400 km de fibre optique

Autre tendance, le développement de la fibre optique. Parmi les acteurs, Vivendi, via sa filiale GVA, ou encore Orange. « Nous avons lancé le déploiement de la fibre optique en 2017, d’abord sur huit communes du district d’Abidjan et maintenant dans d’autres villes de l’intérieur du pays », relève Habib Bamba, chez Orange. Au total, 450 millions d’euros ont été investis pour déployer 3 400 kilomètres de fibre, permettant ainsi de couvrir, potentiellement, 25% des ménages ivoiriens. « L’Afrique est en train de sauter une étape, celle des fils de cuivre du réseau téléphonique. Elle va passer directement à la fibre », anticipe-t-on chez Canal+. L’usage familial de la télévision, développé aujourd’hui via satellite et hertzien, pourrait ainsi, dans cinq ans, se développer aussi via des box. « Il sera alors important pour nous d’avoir la capacité de proposer quelques milliers d’heures de programmes sur une plateforme type MyCanal », prévoit Fabrice Faux. Raison de plus pour développer, d’ici là, des programmes 100% africains.

Un guide pour l’audiovisuel africain

Ancien de Carat et de Canal+ dont il a été longtemps directeur des antennes en Afrique, René Saal a fondé il y a quatre ans Adweknow, un site d’informations sur les médias, la publicité et le digital en Afrique francophone subsaharienne. Ce fin connaisseur du continent a sorti en mars dernier un « Guide de l’audiovisuel et de la publicité », qui recense l’ensemble des acteurs de la communication dans les huit pays d’Afrique de l’Ouest et les six pays d’Afrique centrale où le français est la langue officielle. Institutionnels, producteurs, agences de publicité, agences médias, société de services, chaînes de télévision… : le guide se veut exhaustif, particulièrement s’agissant des acteurs présents en Côte d’Ivoire et de ceux qui ont une vocation panafricaine. Il contient également une partie éditoriale reprenant les données les plus récentes sur l’Afrique issues de Médiamétrie et Kantar, deux de ses partenaires.

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