Dans le cadre du master Medias & Tech Leadership Program de l’IMM, 37 professionnels se sont déplacés aux Etats-Unis, à la rencontre d’experts des médias. Stratégies a pu les suivre pendant leur périple qui les a menés dans trois villes : New York, San Francisco et Los Angeles. Etape à New York, et rencontre avec Vincent Letang, directeur de la prospective de Magna Global, l’institut de recherche d’IPG Mediabrands, au siège new-yorkais de l’agence.
On pense souvent que la croissance du numérique vient du fait que le marché grignote des investissements auparavant dévolus aux médias traditionnels. Mais selon vous ce n’est pas le cas ?
Vincent Letang : Chez Magna, nous faisons des modélisations du marché publicitaire depuis 1950. Cela a commencé avec le légendaire Bob Coen. Rentré chez McCann en 1948, il a été le premier à publier des prévisions de dépenses publicitaires, basées sur la conjoncture et la prévision macro-économique.
La corrélation fonctionne bien sur le long terme, mais depuis quelques années, la croissance que l’on observe aux USA est encore plus élevée que ce qu’on pourrait attendre. Elle dépasse ce que les modèles historiques suggéreraient sur la base de la croissance économique et de l’inflation. Par exemple, la croissance du PIB en volume en 2018 a été forte (+2,9%), mais au lieu d’une croissance de +5% des dépenses publicitaires, comme le modèle historique le prévoyait, nous avons observé une croissance de +7,3%, et même davantage, de +9,6% si l’on prend en compte les dépenses politiques liées aux “midterms”… ce qui fait de 2018 l'année la plus forte du siècle ! Et cela, ce n’était pas prévu.
D’où cela provient, selon vous ?
V.L : La raison pour laquelle la croissance des trois dernières années a été plus forte que prévue repose sur ce que j’appelle la « matière noire », par une analogie cosmologique. Ce qui fait que le gâteau publicitaire grossit plus que l'économie ne le permet dans les modèles, c’est la dépense du « long tail », ces centaines de milliers de petits et micro annonceurs, petits commerçants, boutiques de quartiers, restaurants, services de proximité.
Avant l'avènement de Google et Facebook, ces différents annonceurs utilisaient les canaux marketing « below-the-line », que nous ne comptabilisons pas dans notre périmètre publicitaire (annuaires, imprimés, courriers, etc.). Mais aujourd’hui, Google et Facebook sont deux plateformes accessibles à tous types de budgets et de micro-entrepreneurs. Ceux-ci ont transféré une grande partie de leurs budgets vers le Search et les réseaux sociaux. J’appelle cela la « matière noire » car nous savons que cela existe indirectement, par ses effets systématiques, mais nous avons une visibilité limitée sur l’ensemble de la galaxie « below-the-line », ce qui était dépensé sur ces anciens canaux par ces acteurs. Ainsi, nous ne connaissons pas l’exact potentiel de ce réservoir apparemment sans fond.
Ce sont donc ces « petits » annonceurs qui créent le décalage ?
V.L: Pas seulement. En plus du « long tail », l'écosystème Google-Facebook-Amazon a fait apparaître de multiples « disrupters » et marques « direct-to-consumer » qui sont nativement numériques. Uber, AirBNB sont les plus connues mais ce sont des dizaines de marques qui ont atteint une taille critique pour se permettre de dépenser plusieurs millions de dollars par an en publicité.
Ni le « long tail », ni les DTCs ne vident leurs budgets grand média pour alimenter leurs budgets numériques. Ils n’ont jamais significativement utilisé les grands médias – sauf pour les business locaux d’une certaine taille qui utilisent traditionnellement la presse et les radios locales. Mais, dans l’ensemble, la cannibalisation est minimale et c’est ce qui explique que les recettes publicitaires numériques puissent augmenter de 18 milliards en 2018 (+20%) alors que les recettes des médias traditionnels ne baissent « que » de 4 milliards (-4%).
Donc on peut légitimement penser que la croissance des Facebook et Google va encore continuer ?
V.L : Le marché est arrivé à maturité. La croissance des recettes 2018 a été tirée par le revenu moyen par pub (par ex. CPM ou coût au clic) beaucoup plus que par la croissance de la consommation ou des impressions. Ce taux d’inflation devrait commencer à se tasser en 2018, avec le ralentissement de l'économie américaine (+2,4% de croissance du PIB tout de même). Donc Magna anticipe un ralentissement de la croissance numérique, mais qui atteindra tout de même les deux chiffres cette année encore : +12% pour le Search (où Google fait maintenant face à une réelle concurrence avec l'émergence d’Amazon product search) et encore +20% pour le Social Media.