Un matin gris, sur un quai de gare à Clermont-Ferrand, dans les années 1990. Gérard Lefort fait les cent pas. Le journaliste, qui anime sur France Inter Passé les bornes, y a plus de limites, attend Anne Boulay, co-animatrice de l'émission, qui doit arriver par le prochain train - accompagnée de leur acolyte, Marie Colmant. Tout à coup, une apparition. « J'ai aperçu au loin deux nanas, béret et trench ceinturé, à la Michèle Morgan. Elles s'époumonaient : "On a franchi la ligne de démarcation ! On est en zone libre !" », se souvient le journaliste de Libération. « Ce voyage a priori tristounet s'était transformé en un hommage loufoque à la Résistance. Cette fantaisie, c'est vraiment Anne. »
Un trait de caractère pour le moins indiscernable le 25 juin 2013, pour la grand-messe de baptême du Vanity Fair français, dont Anne Boulay est la rédactrice en chef. Micros et caméras étaient braqués sur Michel Denisot, homme-orchestre éminemment médiatique de ce lancement qui ne l'était pas moins. Ce jour-là, c'est de la main de l'ex-homme fort de Canal+ que les journalistes recevront le si convoité premier numéro du mensuel. Pourtant, comme le résume Xavier Romatet, PDG de Condé Nast, l'éditeur de la version française du mythique magazine américain, « je ne sais pas ce que ce lancement, extrêmement long et exigeant, aurait été sans elle, mais je sais ce qu'il a été avec elle. »
« J'aime bien utiliser cette métaphore culinaire : Michel fait la salle, moi, je fais la cuisine. » Cinq mois plus tard, c'est sous la verrière du Park Hyatt Paris Vendôme, à un jet de pierre des locaux de VF, rue Cambacérès, qu'Anne Boulay reçoit. Les saxos gouailleurs et les trompettes lasses du J'suis snob, la chanson de Boris Vian, résonnent au moment même où l'on met en marche l'enregistreur. Lunettes rondes, cheveux tirés, silhouette juvénile et sourire gamin, Anne Boulay, 47 ans, s'en amuse, et entonne le premier couplet.
Première certitude : ce n'est pas ni par snobisme ni par goût de l'atmosphère surannée et compassée des grands hôtels qu'elle reçoit hors ses murs. On a pourtant insisté pour accéder à la rédaction du mensuel, dont les portes ne s'ouvrent, aujourd'hui encore, qu'à de rares initiés. Un mystère savamment orchestré qui faisait partie intégrante de la dramaturgie de lancement. « On dit non à moult demandes de documentaires. Sans être totalement paranos, nous avons envie de garder notre "mur" secret, nos sujets confidentiels », dit-elle.
Sans image, on en est réduit à l'imagination. « C'est beaucoup moins intéressant que ce que les gens croient, malheureusement », explique, tragicomiquement désolée, la rédactrice en chef. Les locaux ? Un plateau de 20 personnes, totalement ouvert. « Jamais de ma vie je n'ai eu un bureau, et je n'en aurai jamais. On s'interpelle en permanence d'un bout à l'autre de la pièce, je fais les titres, tout le monde relit tout le monde : aucun papier ne passe avant la septième relecture. »
A la table d'Anne Boulay, Hervé Gattégno, Virginie Mouzat et « Michel ». Promiscuité ? « C'est sûr, Michel avait l'habitude des bureaux de la taille de la rédac. Mais il est très sollicité à l'extérieur, d'une part parce qu'il est incarne le magazine, d'autre part parce qu'il gère ceux qui ne veulent parler qu'à lui, comme Charlotte Gainsbourg ou Roman Polanski, qui n'ont accepté notre une que parce qu'il a décroché son téléphone. »
Les autres voisins d'Anne Boulay ne sont pas exactement le genre à faire tapisserie : Virginie Mouzat, rédactrice en chef mode, luxe, opinions de Vanity Fair, a dirigé les pages mode du Figaro, et Hervé Gattégno, rédacteur en chef enquête-investigation, a fait les beaux jours des pages investigation du Point. Comment gère-t-on ces caractères trempés ? « Les fortes personnalités, ce sont avant tout des gens très bons, très curieux, très joueurs, estime Anne Boulay. Et si crise il y a, c'est là que mes dix années d'hôpital de jour s'avèrent utiles. »
L'hôpital de jour ? Entendez le service culture de Libération où Anne Boulay débarque, à l'orée des années 1990. Période fondatrice dont elle dit n'avoir conservé « aucun mauvais souvenir ». Contrairement à ses années d'études, à la fin des années 1980 au Celsa, démarrées après une formation au prestigieux conservatoire d'art dramatique de Strasbourg. « J'ai détesté chaque minute passée dans cette école. J'en suis ressortie dégoûtée du journalisme, du formatage. » S'ensuit un passage aux Restos du cœur, pendant la première tournée des Enfoirés.
Mais lorsqu'un poste de secrétaire de rédaction se libère au service politique de Libération, journal auquel Anne Boulay est abonnée « depuis [ses] 18 ans », elle abandonne vite ses premières préventions. « C'était une bonne SR : elle sait ce qu'est une lettrine, elle sait éditer un papier », se souvient Gérard Lefort, patron du service culture du quotidien, qui n'est pas long à repérer « ce personnage très vivant qui inventait des sketches complètement dingues ». Déjà mariée, déjà mère de deux enfants au début des années 1990 (elle en aura deux autres d'un second mariage), cette fille de profs, dont la mère est une spécialiste du grec ancien, pourrait dénoter dans la foutraque équipe du service culture.
C'est sans compter sur « un imparable sens de la repartie, un sens du jeu de mot à triple tiroir », décrit Emmanuel Poncet, arrivé à Libération à la fin de la décennie 90 et qui rejoindra Anne Boulay chez GQ, mensuel dont il est aujourd'hui le rédacteur en chef. « Anne invente son propre langage, mélange de gouaille, d'humour de chambrée, d'esprit parisiano-lacanien. » De l'aveu de ceux qui la connaissent, elle est par ailleurs particulièrement forte pour les sobriquets : Gérard Lefort sera ainsi prestement rebaptisé « Monsieur Mamoune ». Lui la surnomme à son tour « Boulette » ou « Queen Anne ».
« Monsieur Mamoune », donc, l'embarque dans son émission sur France Inter. Elle joue son propre rôle de mère de famille nombreuse dans La Famille Picoré, et y rencontre Laurent Bon, aujourd'hui producteur du Petit Journal. « C'est l'une des personnes les plus singulières que je connaisse. A la fois intellectuelle et incollable sur le boys band One Direction. Avec un côté très new-yorkais, cérébral, efficace », dit-il. Avec lui, Anne Boulay partage déjà des discussions passionnées sur la presse anglo-saxonne : Vanity Fair, le New Yorker, Bon Appétit... et GQ, son premier fait d'armes chez Condé Nast. Après un ultime détour.
« Un jour, je descendais la vis de l'escalier de Libé, et je me suis dit : "On ne rigole plus autant qu'avant". » Le 31 décembre 1999, sur un coup de tête, elle démissionne. Serge July (qui signera, en 2013, l'article sur Roman Polanski dans... Vanity Fair) essaie de la dissuader. En vain. C'est fini. Même si, au cours de ses années Libé, Anne Boulay a noué de solides amitiés. Comme avec le chanteur Etienne Daho, qui, interrogé par Stratégies, évoque dans un mail « une sensation immédiate de "confrérie". Anne contrôle la situation mais vous écoute, sait partager. Avec une dose massive d'humour décapant, british, français, dans lequel on se roule avec délice. »
Jean Touitou, patron d'APC auquel elle avait consacré un portrait dans le quotidien, décide de l'embaucher « parce qu'elle est forte en Bowie et en Proust ». Elle passera une saison à la communication d'APC. « On a beaucoup travaillé, beaucoup ri aussi. Elle m'appelait "Tron-Pa". Elle m'appelle toujours "Tron-Pa" », raconte Jean Touitou.
De cette brève incursion dans la mode, Anne Boulay retient « le côté industriel : inventer un produit et le vendre ». Arrivée chez Condé Nast pour diriger Air France Madame, c'est en partie ce tropisme qui la fera repérer par Xavier Romatet. Avec lui, elle constitue un nouveau binôme - comme elle forma un duo, en son temps, avec Gérard Lefort. « Son métier, c'est le journalisme, mais l'approche marketing l'intéresse, les problématiques annonceurs l'amusent. Elle aurait pu être conceptrice-rédactrice », décrit le PDG de Condé Nast, qui note aussi parfois chez elle « des difficultés à décrocher ».
L'aventure GQ, comme celle de Vanity Fair, démarre par des mois de recherche fondamentale sur les titres. Des mois de turbin, une vie de galérien pour Anne Boulay, qui « supporte mal le travail en solitaire » et recherche plutôt « l'esprit de troupe, comme au théâtre ». De ses années GQ, durant lesquelles elle essaie de toutes ses forces de s'écarter « des "lads mags" avec la fille dans un filet de pêche sur le capot de la bagnole », elle garde le souvenir, encore ému, d'« un matriarcat, où je faisais la bouffe à mon équipe de jeunes mecs d'à peine trente ans. C'était ma promo, ils m'appelaient "coach". » Sa spécialité : le risotto aux cèpes, dont cette « maniaque de cuisine » régalait ses ouailles - et même les annonceurs, invités un soir Place des Vosges pour un dîner intime par Condé Nast. Plaisantant à demi, Emmanuel Poncet reconnaît : « J'étais effondré qu'elle me quitte ».
Cinq mois après son lancement, Vanity Fair cartonne avec plus de 200 000 exemplaires (pour un objectif initial de 100 000 ex.) et des dizaines de pages de publicité par numéro. Mais qu'on ne propose pas à Anne Boulay une autre adaptation de magazine. Elle est formelle : « Même si on me demande de lancer Bon Appétit, l'un de mes magazines cultes, c'est niet. » « Queen Anne » dit vouloir « profiter, un peu ». De sa vie de famille, mais aussi de ses deux passe-temps favoris : « Les musées. Et M6 Replay. » Bien loin de la foire aux vanités.
Dates-clés
15 avril 1966. Naissance à Vendôme (Loir-et-Cher)
Mars 1990. Tournée des Enfoirés
1er mai 1990. Arrivée à Libération
1993. France Inter, Passé les bornes, y a plus de limite
31 décembre 1999. Démission de Libération. Une saison chez APC
Décembre 2001. Arrivée chez Condé Nast pour diriger Air France Madame
Mars 2008. Lancement de GQ
25 juin 2013. Lancement de Vanity Fair