Son père lui avait expressément demandé de prendre cette photo. La photo d'un balcon, celui du ministère de l'Intérieur tunisien. «Ce jour-là, le 14 janvier 2011, jour du départ de Ben Ali, mon père a pu faire son deuil», explique Lina Ben Mhenni, l'une des égéries de la Révolution de Jasmin en Tunisie, nommée au prix Nobel de la Paix 2011 pour son blog militant A Tunisian Girl. Dans les années 1970, son père, Sadok Ben Mhenni, militant communiste et opposant d'Habib Bourguiba, avait été torturé dans les locaux du ministère. «A bout de forces, il avait alors voulu se jeter de ce balcon», raconte la jeune femme de 27 ans, professeur d'anglais.
Elle n'a pas décroché le Nobel, mais la revue Acteurs publics lui a décerné le Grand Prix du World e.gov Forum, décerné à ceux qui font le meilleur usage du Web afin de lutter pour la démocratie. Tout juste arrivée de l'aéroport, dans ce restaurant non loin du Palais-Bourbon, Lina Ben Mhenni paraît bien frêle, un peu lasse aussi. Lorsqu'on l'informe que les autorités françaises veulent l'inviter au Women Forum de Deauville, elle décline poliment. «Je suis un peu dépassée par ce qui m'arrive», avoue-t-elle en baissant les yeux.
Censure et pressions
Night-clubbeuse: en 2007, Lina Ben Mhenni choisit ce nom festif pour son premier blog «afin que les autorités n'y prêtent pas attention». Elle y évoque la vie culturelle, et cherche à parler «d'artistes engagés empêchés de s'exprimer en Tunisie». En 2008, la révolte du bassin minier de Gafsa, grièvement touché par le chômage, éclate. Elle sera réprimée avec une extrême violence. Dès lors, les écrits de Lina Ben Mhenni prennent une tournure politique. Elle crée un premier blog consacré aux événements, «censuré seize fois», puis un autre baptisé Contre la censure en Tunisie, qui... n'échappera pas aux caviardages.
Mais le véritable tournant, selon la blogueuse, a lieu le 22 mai 2010. En avril, en une seule journée, une centaine de blogs, des sites d'informations tunisiens et français, comme Rue 89, sont frappés par une vague arbitraire de censure. Lina Ben Mhenni, comme d'autres blogueurs, dénonce les faits sur A Tunisian Girl. Quelques semaines plus tard, une manifestation réunit 350 personnes à Tunis. «Cela a été le premier passage du monde virtuel au monde réel, estime Lina Ben Mhenni. Nous avons convaincu les internautes de quitter leurs écrans pour sortir dans les rues.» Les mesures de rétorsion s'intensifient contre la jeune femme, qui vit alors chez ses parents. La maison familiale est cambriolée par la police politique, tout le matériel de «cyberactivisme» est chapardé.
Domestiquer la peur
Lina Ben Mehnni va bientôt être contrainte à la clandestinité. Elle quitte ses parents et se voit forcée à mener une existence nomade, en changeant quasi quotidiennement de domicile. Le 8 janvier, quelques semaines après le début des soulèvements de Sidi Bouzid, dans le centre de la Tunisie, la blogueuse rencontre une équipe de TF1 lors d'une manifestation à Tunis. Elle les mène à Sidi Bouzid, et poste les premières photos de manifestants tués par la police. Elle devient correspondante pour les chaînes France 24 et Al Jazeera English, sur lesquelles elle intervient via Skype. Une exposition internationale qui fait aussi office de bouclier. «Mais ce qui m'a surtout protégée, estime-t-elle, c'est de montrer mon visage et de témoigner sous mon nom. Finalement, ce sont les anonymes qui se faisaient arrêter...»
Traquée, menacée de viol ou de meurtre sur son blog, Lina Ben Mehnni a appris à domestiquer la peur. «C'est vrai, j'ai vécu avec la peur au ventre, reconnaît-elle. Mais lorsque j'ai vu les martyrs, les impacts de balles sur leurs corps, j'ai acquis la certitude absolue qu'il ne fallait plus faire marche arrière.»
Mais neuf mois après la chute de Zine El-Abidine Ben Ali, la chétive jeune femme, dont les mains s'envolent avec véhémence lorsqu'elle relate son histoire, avoue sa lassitude et sa déception. Sa voix se fait métallique lorsqu'elle évoque la situation de la Tunisie post-Ben Ali. «Nous avons vécu trois semaines de liberté, soupire-t-elle. Depuis, la situation s'est aggravée. Les violences policières reprennent, la torture est de retour.» Les restrictions sur la liberté de la presse aussi. «J'ai été nommée dans un comité de réforme de l'information, mais j'ai très vite compris qu'il ne s'agissait là que d'une vitrine, raconte-t-elle. Les citoyens ne font pas confiance aux médias tunisiens, qui pratiquent toujours autant l'autocensure, comme le JT de la chaîne nationale.»
De nouveaux journaux indépendants ont vu le jour, mais subissent une forme subtile de censure, économique, celle-là. «On continue à orienter les annonceurs vers les journaux qui défendaient Ben Ali, estime-t-elle. De nombreux nouveaux médias ont fait faillite, ou appellent aujourd'hui au secours.»
Le combat continue
Lina Ben Mehnni en est certaine: son téléphone est à nouveau sur écoute. L'amertume prédomine, alors qu'elle dresse un état des futurs candidats aux élections de l'Assemblée constituante, le 20 octobre. «Tous les hommes de Ben Ali se présentent aux élections. Ils préachètent les voix en payant par exemple les factures d'électricité des gens, constate-t-elle. Quant aux Islamistes, ils trouvent un énorme écho au sein de la population. Les mosquées sont pleines, les Tunisiens prient dans les rues. Beaucoup me disent: "C'est le parti d'Allah, comment ne pas être de son côté?"»
Lina Ben Mhenni ne prendra pas le chemin des urnes. «Je n'ai aucune confiance dans cette Assemblée constituante, lâche-t-elle, tranchante. Je n'irai pas voter.» Une position ferme qui lui a beaucoup été reprochée. Elle, le porte-flambeau de la démocratie, ne se doit-elle pas d'exercer son devoir civique? «Je n'entends être un exemple pour personne, martèle-t-elle. Je me suis toujours battue pour la liberté d'expression. Ce n'est pas aujourd'hui que je vais m'arrêter.»
Lire également l'enquête de Stratégies du 24 février 2011, où Lina Ben Mhenni est citée : Sur les traces de la révolution 2.0.