Apparu en pleine lumière au mois de février, il est l'une des météorites médiatiques de cette année. Chatroulette, le site de discussion en direct et en images (via une webcam) avec un interlocuteur contacté au hasard, a connu une progression foudroyante en France. Au fil des mois, l'audience et l'attrait médiatique ont grandement décru, mais pas l'intérêt pour ce modèle de mise en relation avec des inconnus. Car Chatroulette incarne de manière emblématique une sorte de «speed-dating» anonyme à l'échelle planétaire, poussé à l'extrême. Ces rapports humains aléatoires et instantanés préfigurent-ils un tournant, comme l'a été You Tube pour la consommation de vidéo?
Au fond, deux tendances coexistent actuellement sur Internet: celle de la transparence absolue, incarnée par des acteurs aussi différents que Facebook ou Wikileaks, et celle du pseudo-anonymat, représentée par le mouvement Anonymous, le forum 4 Chan ou Chatroulette. Depuis le succès mondial de Facebook, le discours dominant véhicule l'idée selon laquelle on s'affiche désormais sur la Toile comme dans la vie «hors ligne», par opposition aux expérimentations anonymes sur Internet des années 2000. «Chatroulette trouble cette vision linéaire en créant une zone d'expérimentation sans contraintes, considère Antonio Casilli, chercheur en sociologie au centre Edgar-Morin de l'École des hautes études en sciences sociales et auteur de l'essai Les Liaisons numériques. À l'inverse de la mise en ligne de l'identité civile, il propose une expérimentation identitaire avec une infinité de mises en scène de soi possibles.»
Car le site, dont l'histoire officielle veut qu'il ait été créé par un Russe de 17 ans, Andreï Ternovskiy, s'affranchit complètement de l'identité, civile ou numérique. «Les autres réseaux sociaux essaient de reconstruire une identité à partir du nom d'une personne, de ses amis, de ses centres d'intérêt, etc., observe Édouard Kleinpeter, chercheur à l'institut des sciences de la communication du CNRS. Sur Chatroulette, on montre son visage mais, paradoxalement, on masque son identité.D'ailleurs, beaucoup d'utilisateurs sont grimés ou déguisés. On est ainsi désinhibé, détaché des normes sociales et sans obligation d'engagement, alors que sur les réseaux sociaux, où l'on revêt une identité, on est d'une certaine façon obligé de se contenir. Chatroulette est la manifestation d'un fantasme de l'anonymat qui n'est pas récent, et dont témoigne la multitude de pseudonymes sur les forums.» Ce phénomène se rapproche de ceux en vigueur sur les sites de tchats anonymes, très populaires au début des années 2000, comme celui de Caramail.
Subjectivité à l'état pur
Caractéristiques de Chatroulette, les rencontres aléatoires se font au rythme du bouton «Next», qui permet de changer d'interlocuteur à tout moment. Contrairement aux autres réseaux sociaux, l'élément central du site réside non pas dans une fiche de présentation, mais dans ce bouton. Il renvoie à Next, une émission de télé-réalité de MTV dans laquelle les candidats pouvaient éconduire leurs prétendants au bout de 30 secondes ou passer de longues minutes avec eux. «Notre société prône que les individus soient ouverts aux rencontres en permanence, ce qui se traduit sur le Web par du “surf relationnel” et des outils destinés à élargir son cercle de connaissances», note Antonio Casilli.
Si Facebook peut être interprété comme une métaphore de l'amitié et Meetic de l'amour, Chatroulette s'apparente au frisson de l'inconnu. «Le site n'essaie pas de qualifier les rencontres, qui sont des mises en relations absolues et stochastiques, observe Antonio Casilli. Il y a là quelque chose d'innovant, même si le pari du créateur du site n'a pas totalement réussi.»
Au gré du bouton «Next», ces rencontres surprise, rapides et éphémères, sont placées sous le sceau d'une intimité… et de rejets instantanés. «Il s'agit de l'expression de la subjectivité à l'état pur, analyse Édouard Kleinpeter. Les relations sociales sont choisies sans tenir compte des règles et des coutumes, le seul critère étant “Est-ce que l'autre personne me plaît?”. Dans un processus de communication normal, les êtres humains sont obligés de se confronter à l'altérité, de comprendre et de se faire comprendre de l'autre, dans le respect des conventions sociales.» Sur le Web a émergé la création de liens sociaux fondés sur des prétextes plus informels et plus fins, des «liens évanescents», d'après Antonio Casilli.
Au-delà de l'attrait de la nouveauté, Chatroulette intéressera-t-il encore les internautes à l'avenir? «Chatroulette n'a pas été conçu pour s'inscrire dans la durée, car il ne donne pas de raisons de revenir, comme la personnalisation d'un espace privé, par exemple, explique Antonio Casilli. Ce site ne se suffit pas à lui-même en tant que service, les utilisateurs ont besoin de l'articuler à un autre. Le déclin de Chatroulette montre que les internautes ont décidé de poursuivre ailleurs les relations nouées sur le site, que ce soit par messagerie instantanée, sur un autre réseau social ou par téléphone.» De nombreux clones ont d'ailleurs vu le jour, qui mettent à présent l'accent sur la segmentation par centres d'intérêt.