La jeune femme à frange frémit en y repensant. Dans la file d'attente interminable d'un magasin de vêtements branché de la capitale, elle tue le temps en racontant sa soirée à une amie, et l'altercation qui a eu lieu: «Il est arrivé en mode "au-delà du réel", relate-t-elle avec véhémence, et il m'a agressée en mode "joute oratoire", quoi. C'était juste un cauchemar», conclut-elle. «C'est clair!», lui répond sa copine, compatissante.
Bravo les filles! En quelques phrases, ces deux Parisiennes viennent de livrer un aperçu de quelques-uns des tics de langage les plus usités du moment. Frédéric Pommier, chroniqueur à France Inter, poserait ainsi son diagnostic: la première est atteinte d'une forme de «justouille» (affection se manifestant par l'usage répété du mot «juste»), tandis que la deuxième présente les symptômes de la «céclairite» (se manifestant par l'usage immodéré de l'expression «c'est clair!»).
Tous les matins, Frédéric Pommier se penche sur nos us et coutumes langagiers dans l'émission de Pascale Clark, Comme on nous parle. Il vient d'en tirer un livre, Mots en toc et formules en tic, petites maladies du parler d'aujourd'hui, aux éditions du Seuil. Mauvaise nouvelle: tout le monde est contaminé. «N'avez-vous jamais dit d'un collègue de travail qu'il est "hallucinant"? N'avez-vous jamais dit "voilà, voilà" à la fin d'une phrase?», interroge l'animateur. «Ces expressions sont des "MAT", des maladies auditivement transmissibles, résume Frédéric Pommier. Elles proviennent d'expressions journalistiques ou d'animateurs télévisés: Nagui, par exemple, aime à déclarer "ça, c'est fait", après une blague vaseuse de candidat. Les émissions de variété ou de télé-réalité ne sont pas pour rien dans la propagation d'expressions comme "c'est énorme", "ça envoie du bois" ou "c'est que du bonheur".»
Justement, Éric Chauvier, anthropologue, vient de publier un essai intitulé Que du bonheur (Éditions Allia). Il y raconte une histoire d'amour avortée avec une jeune femme particulièrement friande de l'expression. On comprend ce qui a pu marquer l'amoureux, mais qu'est-ce qui a intéressé le chercheur? «J'ai remarqué l'apparition d'un langage creux, de plus en plus standardisé, qui ne se réfère plus à aucun contexte, explique l'anthropologue. Je remarque aussi, pour beaucoup de personnes, une insatisfaction dans l'usage de ces mots, qui empêchent d'avoir une appréhension fine du monde.»
Pierre Merle, qui a publié il y a deux ans De nos tics de langage (Édition Fejtaine-La Martinière), a déjà commis en 1986 le Dictionnaire du français branché. Selon lui, c'est de l'explosion des radios libres que date l'inflation d'expressions toutes faites. «Auparavant, on utilisait plutôt l'argot», estime-t-il. «Finalement, c'est dans les années 1980 que nous avons commencé à nous écouter parler, parfois avec beaucoup de préciosité, en habillant ce que nous allons dire, avec par exemple des expressions empruntées à la psychanalyse, comme "au niveau du vécu".» Une sorte de mise en scène permanente de sa propre parole qui perdure aujourd'hui. «Commencer ses phrases par "c'est vrai que…" ou "j'ai envie de dire" montre au contraire que l'on n'est pas sûr de sa parole, que l'on prend une précaution oratoire.»
En mode corporate
Les «c'est clair» (hérités, pour l'anecdote, de Loft Story) et autres «c'est juste énorme» cacheraient en réalité une angoisse profonde quant au langage. «La question, au fond, c'est "comment je peux faire exister le monde avec mes propres mots?", estime Éric Chauvier. Sans être un grand poète, on peut tout à fait affiner son ressenti grâce aux mots. Mais, aujourd'hui, il existe une injonction à penser dans l'urgence. Dans cette logique-là, on ne s'autorise plus à hésiter en public, à chercher ses mots. Et dans ces cas, les "que du bonheur" s'avèrent utiles, avec leur côté robotique et mécanique.»
Selon Pierre Merle, qui va bientôt publier Le Parler pour ne pas dire aux Éditions de Paris, ces gadgets linguistiques «ont valeur de béquilles. Si on les enlève, on a l'impression que les phrases sont bancales.»
L'impérialisme langagier anglo-saxon continue à faire des ravages, par exemple les «typiquement» inspirés du «typically» américain, que beaucoup utilisent en début de phrase. Le vocabulaire du marketing et du management infiltre lui aussi notre langage de tous les jours, même si les horripilants «ADN de la marque» et «réenchanter le réel» n'ont pas encore pénétré dans les foyers. «Mais j'en entends beaucoup expliquer qu'ils ont "géré" une fête familiale "en interne", vocabulaire propre à l'entreprise», note Pierre Merle. «On utilise de plus en plus le langage managérial dans la vie privée, confirme Éric Chauvier. Le pouvoir est de plus en plus décomplexé, y compris du point de vue du langage.»
Personne n'a oublié le «Casse-toi, pov' con» de Nicolas Sarkozy… Pierre Merle, lui, rappelle les «il me semble» de Balladur, les «écoutez» ou «naturellement» de Chirac et souligne que «Jean-Louis Borloo ponctue souvent son discours de "vous savez"». «Mais les conseillers en communication conseillent de garder ces tics, constitutifs de l'identité médiatique», estime-t-il.
Frédéric Pommier a, dans une de ses récentes chroniques, disséqué une «petite maladie présidentielle», la «Sarkotite». «Il utilise à tout bout de champ en amorce le "on me dit que", s'amuse le facétieux chroniqueur. La "Sarkotite" aurait à voir avec la "Carlate", comme une sorte d'hommage à la chanson Quelqu'un m'a dit…» Frédéric Pommier a par ailleurs déjà repéré les épidémies langagières de demain: «Le "ou pas" en fin de phrase, que je ne maîtrise pas totalement, a de beaux jours devant lui. Tout comme le "en mode", emprunté aux jeux vidéo, que j'entends beaucoup chez des gens comme Nikos Aliagas, et qui devrait faire des ravages.» Ça va juste pas être possible.