Télévision
7/10/2010. Dans une interview exclusive à Stratégies, Jérôme Clément, président d'Arte France, dit qu'il «espère» que son départ prochain sera l'occasion d'un «coup de jeune». Il affirme que sa chaîne, qui célèbre ses 20 ans, a été «l'aiguillon salutaire de France Télévisions».

Votre campagne de pub, pour les 20 ans d'Arte, joue sur le décalage entre les programmes de la chaîne et les mots du privé : télé réalité, blockbuster, etc. Vous voulez montrer que c'est Arte qui fait la différence avec l'offre commerciale ?


Jérôme Clément. Il s'agit d'une lecture au second degré. Cette campagne nous permet de réaffirmer notre différence sans exclure Arte du paysage audiovisuel. Nous montrons que nous avons une capacité à inventer des sujets de fond en y ajoutant un clin d'œil humoristique qui prouve qu'on ne se prend pas au sérieux.


Le virage éditorial et l'ambition culturelle de France Télévisions nuisent-ils à la singularité d'Arte?


J.C. Pas du tout. Arte et ses programmes ont tiré la télévision vers le haut. Leur influence est considérable pour les autres. Et le virage éditorial de France Télévisions n'est pas sans lien avec l'existence d'Arte. Il m'est d'ailleurs arrivé d'entendre Nicolas Sarkozy dire qu'Arte était la quintessence du service public et qu'il fallait aller dans cette direction. France Télévisions, à une certaine époque, était devenu un groupe qui avait pour seul objectif de faire de la concurrence à TF1. Seulement, à force de vouloir rivaliser avec le privé, on finit par être comme lui.

Nicolas Sarkozy a donc raison quand il dit que la télévision publique a trop copié les chaînes privées?


JC. Oui, je partage cette analyse. Ensuite, France Télévisions a réagi. Mais Arte montrait par la qualité de ses programmes qu'il pouvait y avoir un autre usage de la télévision. Nous avons été l'aiguillon salutaire.


Recevez-vous la critique qui tend à dire qu'Arte n'est plus une chaîne d'innovation permanente? Qu'elle délègue cette fonction au Web?


JC. Oui, mais il faut la situer dans un contexte global. L'arrivée des nouveaux médias fait que beaucoup de jeunes créateurs de sociétés de production s'intéressent d'abord au Web. Si nous sommes créatifs sur Internet, c'est qu'il y a toute une génération créative sur le Web. Aux Journées de La Rochelle, on a vu que la fiction française avait perdu du terrain. Des producteurs ont vieilli. On a tous vieilli ensemble. Le renouvellement créatif n'est pas tout à fait à la hauteur quand on voit ce que fabriquent les autres pays européens en matière de fiction. De plus, la crise est passée par là et il y a peut-être moins d'envie de prendre des risques. On ne peut pas dire que l'époque soit à la création culturelle, que le discours politique global soit très créatif.


C'est-à-dire?


JC. On n'entend plus parler que d'économies et de RGPP [révision générale des politiques publiques]. Tout cela n'aide pas. Et contrairement à ce qu'on aurait pu penser, la profusion des chaînes ne joue pas en faveur de la créativité mais va plutôt dans le sens d'un affadissement généralisé. Ce n'est pas étonnant qu'on retrouve les jeunes générations sur le Net et que nous y allions aussi de façon très volontaire. Nous avons peut-être besoin de nous secouer un peu plus. Mon départ probable sera, je l'espère, l'occasion d'un coup de jeune.


Derrière la polémique sur La Cité du mâle, voyez-vous une critique contre une logique de cases consenties à Daniel Leconte, contre les procédés qu'il utilise?


JC. Non, Daniel Leconte est un très bon journaliste avec lequel nous avons beaucoup travaillé. Là, il a choisi un sujet hypersensible en retournant à Vitry-sur-Seine sur les lieux où la jeune Sohane avait été brûlée vive pour enquêter sur la vision des femmes qu'ont certains jeunes des cités. Le résultat est effrayant. Je reconnais que le sujet n'était pas facile. Fallait-il le faire comme cela? J'ai plutôt tendance à encourager l'audace, et qu'on aille au cœur des problèmes. Je pense d'ailleurs que c'est un virage que nous devons prendre: traiter davantage de la réalité sociale dans le documentaire. Bien sûr, il y a des critiques, parfois justifiées. Je ne suis pas sans réserves sur ce travail où il y a des raccourcis. Mais soit on prend tellement de précautions qu'on ne dit rien, soit on y va carrément et l'on prend le risque d'être trop radical. On s'expose alors à ce qu'on nous dise que la réalité est plus complexe. La télévision sert aussi à mettre le doigt à l'endroit où ça fait mal. Mais est-ce que tout le corps est pour autant malade? C'est là qu'il faut faire attention.

Considérez-vous qu'il a respecté le droit moral d'une de ses collaboratrices, Nabila Laïb, qui a servi de journaliste «fixeuse» à la réalisatrice Cathy Sanchez.


JC. Je ne veux pas m'immiscer dans ce débat. Je n'ai pas fait le documentaire. Globalement, notre métier est d'aller voir les problèmes là où ils sont, et en même temps de prendre suffisamment de précautions pour ne pas encourir de reproches. C'est pourquoi je soutiens Daniel Leconte, tout en le mettant en garde sur les sujets de cette nature qui sont hypersensibles et dans lesquels on a une vraie responsabilité. Dans l'histoire de la chaîne, il nous est plusieurs fois arrivé d'avoir une démarche professionnellement courageuse, et en même temps réfléchie, par exemple, à l'occasion de la fiction L'Embrasement, sur les événements de Clichy, ou dans des enquêtes sur les sectes, qui nous ont valu des menaces physiques. Nous avions aussi fait un document Jénine Jénine que nous avions déprogrammé parce que nous avons craint que les images de la destruction de cette ville par les Israéliens entraînent une flambée antisémite. A chaque fois qu'on prend des risques, on peut se tromper. Ce n'est pas grave: cela alimente le débat et nous faisons tout pour être rigoureux.


L'image d'Arte ne s'est-elle pas brouillée quand, par exemple, vous avez recruté Patrick Poivre d'Arvor, qui venait de TF1?


J.C. Il y a un domaine dans lequel nous ne sommes pas bons, c'est le débat en direct. Et faire un débat sur l'Europe en direct et en multilingue, c'est très compliqué. Nous avons pensé que la notoriété de Patrick Poivre d'Arvor, qui a beaucoup de métier, nous serait utile. Cela n'a pas marché. C'était de bonne qualité mais le public n'a pas suivi.

 

Quid du développement européen d'Arte? La chaîne n'a pas réussi à s'exporter en Espagne ou en Italie. Constat d'échec?


JC. Nos programmes viennent de tous les pays européens. Nous avons des accords très étroits en Belgique, en Suisse, en Autriche ou en Pologne. Mais il est vrai que nous n'avons pas réussi à faire entrer dans la mécanique institutionnelle l'Italie, l'Espagne ou l'Angleterre. Le marché n'a pas besoin d'Arte: il faut donc une volonté politique forte. Deux dirigeants ont eu cette volonté pour créer cette chaîne: François Mitterrand et Helmut Kohl. Mais ensuite, tout seul, je n'ai pas réussi. Mes amis de la Rai, de la RTVE ou de la BBC sont d'accord pour faire des coproductions mais pas pour mettre 200 millions d'euros par an dans une nouvelle chaîne. S'il n'y a pas un gouvernement qui décide de la faire, cela ne se fait pas. C'est la leçon à tirer.


Arte peut-elle être menacée un jour, si ce n'est dans son existence au moins dans son développement?


JC. Non, ce n'est pas le cas. Dans le contrat d'objectifs et de moyens signé avec l'Etat, on nous a donné les moyens de notre développement. Il est vrai que les coûts de diffusion sont très élevés, en raison du passage au tout-numérique, de la haute définition, de la diffusion dans les Drom Com, du développement sur Internet mais il me semble qu'Arte fait partie du paysage audiovisuel européen. Le problème, c'est que quand on a besoin de moyens pour la technologie, on en a moins pour les programmes. On peut regretter de n'être parfois que deuxième diffuseur sur certains programmes - comme Les Vivants et les morts de Gérard Mordillat ou Carlos d'Olivier Assayas, que nous avons coproduits -, car cela se voit moins. Mais je ne me plains pas car, dans un contexte budgétaire très difficile, nous avons été normalement accompagnés.


Avez-vous été victime, comme les autres chaînes historiques, de l'éparpillement des audiences lié à l'arrivée de la TNT?


J.C. L'avantage de la TNT, c'est qu'elle nous a donné un canal plein et permis d'accéder à une chaîne diffusée 24 h sur 24. L'inconvénient, comme tout le monde, c'est l'accroissement de la concurrence. Tout le monde grignote le gâteau.

 

Votre singularité ne vous a pas plus protégés? On pourrait penser que les gens qui regardent Arte, par définition, ne trouvent pas l'équivalent ailleurs...


JC. De fait, les gens ne trouvent pas l'équivalent ailleurs. Notre singularité nous a protégés. Ce n'est pas le cas pour l'instant, mais cela va changer.

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