Jusqu'au bout, elle aura retenu ses larmes. Dans le hangar de la banlieue parisienne, aux verrières obscurcies par d'épais rideaux noirs, Dominique Prin raconte d'une voix étouffée le calvaire de sa sœur. Carole Prin a été assassinée en 1995 par son compagnon, Roland Moog, un projectionniste de cinéma, alors qu'elle était sur le point d'accoucher. Brune au physique fragile, Dominique Prin confie à Christophe Hondelatte, présentateur de Faites entrer l'accusé, les disputes, les incohérences de son beau-frère, le mal-être qu'elle percevait, bien trop souvent, chez sa sœur. La prise est bonne, Dominique Prin s'effondre. Isabelle Clairac, rédactrice en chef de l'émission de France 2, l'entoure de ses bras. «Vous avez fait entendre la voix de votre sœur», la rassure-t-elle.
«Le fait divers frappe, disait le philosophe Maurice Merleau-Ponty, parce qu'il est l'invasion d'une vie dans celles qui l'ignoraient.» Ces vies fracassées, il est impossible aujourd'hui de les ignorer tant elles sont présentes dans les nôtres grâce aux médias. Le crime vient même d'avoir les honneurs du musée d'Orsay, du 16 mars au 27 juin, lors d'une exposition intitulée Crime et Châtiment.
Née d'une rencontre entre son commissaire, l'académicien Jean Clair, et l'ancien Garde des sceaux Robert Badinter, qui souhaitait commémorer l'abolition de la peine de mort votée en 1981, ce voyage halluciné au temps de la guillotine, des sœurs Papin et de Landru, des vénéneuses sanguinaires et des privés désabusés, a attiré 257 284 visiteurs.
Cherchez l'horreur: alors que l'édition fait ses choux gras du fait divers (lire le sous-papier page xx), la petite lucarne est devenue une grande pourvoyeuse d'émissions criminelles. Faites entrer l'accusé, créée en 2000, a fait des petits: Faits divers, le mag (France 3 et France 2), Coupable, non coupable (M6), Enquêtes criminelles (W9), Affaires criminelles (NT1) ou encore Présumé innocent (Direct 8). «Le genre est particulièrement profus, notamment sur la TNT», remarque Philippe Bailly, directeur du cabinet NPA Conseil. Rien d'étonnant à cela. «L'essor du fait divers a toujours correspondu à une très grande concurrence médiatique, que ce soit une multiplication des quotidiens ou des chaînes de télévision», souligne Claire Secail, historienne, qui a publié en avril Le Crime à l'écran. Le fait divers criminel à la télévision française (1950-2010) chez Nouveau Monde éditions (lire l'interview page xx).
Un petit mystère
Mais d'où vient l'appétence des médias pour ce boulevard du crime? Au XIXe siècle, quatre grands quotidiens populaires se livrent une guerre acharnée: Le Petit Journal, Le Matin, Le Petit Parisien et Le Journal. Inspirés par toute la mythologie des bas-fonds, née sous la plume d'Eugène Sue dans Les Mystères de Paris (1842), ces quotidiens populaires n'hésitent pas à mettre le crime à la une. 1869: un tueur en série, Jean-Baptiste Troppmann, fait régner la terreur à Pantin, où il massacre toute une famille. «Le Petit Journal suit alors l'affaire à l'instar d'un feuilleton, jusqu'au moment où Troppmann est guillotiné, rappelle l'historien Patrick Éveno, spécialiste de la presse et maître de conférences à Paris 1. Il affiche aussi, jour après jour, ses tirages en une.»
C'est également l'époque où l'on se passionne pour l'énigmatique Jack l'Éventreur, qui assassine les prostituées à Whitechapel, un quartier pauvre de Londres. «Il existe alors tout un goût pour la pègre, les trafics, la prostitution, la misère des autres», ajoute Patrick Éveno. L'entre-deux-guerres voit le développement de titres spécialisés, comme Détective, créé en 1928 par Gaston Gallimard et chapeauté par le reporter Joseph Kessel.
Aujourd'hui, hormis des publications confidentielles, l'on ne trouve plus vraiment de gros tirages entièrement dévolus au crime. À part, bien sûr, l'impérissable Détective, rebaptisé Le Nouveau Détective. Depuis cinq ans, l'hebdomadaire, publié par les Éditions Nuit et Jour, est en constante progression: il affiche une diffusion France payée de 382 088 exemplaires en 2009, contre 374 936 exemplaires en 2005. Sans aucune publicité. Selon son rédacteur en chef, Gabriel de Mortemart, il y a là «un petit mystère que l'on ne sait pas vraiment expliquer». Le magazine aux codes couleurs inimitables, noir profond, rouge sang et jaune pétant, se vend principalement en kiosques et s'adresse, selon son rédacteur en chef, à un lectorat populaire, plutôt féminin et jeune, qui vibre au diapason du style Détective, via des appels de une comme «Tuée comme dans un film d'horreur!» ou «Le juge a-t-il pété un plomb?». Gabriel de Mortemart le reconnaît néanmoins: pour ce qui est de la publicité dans ses pages, l'hebdomadaire est à la peine. Question de voisinage… L'on y trouve surtout des annonces pour les vestiges de la téléphonie rose, du type «Dialoguez coquin». «On se doute bien qu'Hermès ne va pas venir annoncer chez nous, sourit, beau joueur, le rédacteur en chef. Notre parti est de vendre le plus d'exemplaires possible.»
Dans la presse généraliste, il est plus ardu de quantifier l'impact du crime sur les ventes. Au Parisien, une étude montre néanmoins que «le fait divers figure toujours parmi les cinq premières rubriques qui motivent l'achat et la lecture, souligne Anne Bidoli, responsable des relations extérieures du Parisien.C'est une des lectures les plus fédératrices, tous âges, sexes et catégories socioprofessionnelles confondues.»
«L'appétit des lecteurs»
Serge Garde, auteur du Guide de Paris des faits divers (editions Le Cherche-Midi) et directeur de collection sur le thème, a couvert le genre pendant plus de vingt ans à L'Humanité.«L'attirance pour le fait divers est très ambiguë, analyse-t-il. Dans une société qui a évacué la mort, où l'on meurt caché, à l'hôpital, le fait divers, tel un accroc dans un rideau, nous rappelle que la mort peut ne pas être loin. Et comme on vit dans une société qui veut rendre invisible la délinquance financière, il faut détourner l'attention sur d'autres faits divers.»
Patricia Tourancheau, figure de la rubrique criminelle de Libération, qui se revendique fièrement «fait-diversière», est formelle: le crime paie dans la presse. «Et depuis dix ans, ça va crescendo, constate la pétillante journaliste. Je suis littéralement harcelée par les professionnels du cinéma, qui me contactent en permanence. D'autre part, les réactions de lecteurs se font de plus en plus nombreuses et passionnées.»
Philippe Broussard, rédacteur en chef du service société de L'Express, a baigné dans le milieu: son père n'est autre que le commissaire Robert Broussard, qui a lutté contre la French Connection dans les années 1970 et mis fin à la cavale de Jacques Mesrine en 1979. «Il existe un appétit de nos lecteurs non pas pour les faits divers récents, mais pour ceux, plus anciens, qui permettent une mise en perspective. Nous préparons par exemple un hors-série sur les grandes affaires politiques de la Ve République.»
Et sur les ondes radiophoniques? L'émission Café crime, animée par Jacques Pradel en début d'après-midi sur Europe 1, a connu un succès quasi immédiat: 200 000 auditeurs à ses débuts il y a deux ans, 850 000 aujourd'hui, soit une croissance de 0,5 à 1,3 point Médiamétrie.«Notre audience est très féminine, mais nombreux sont ceux qui nous écoutent en voiture et nous racontent que, happés par l'émission, ils restent dans leur véhicule à la porte du parking pour en entendre la fin», raconte Jacques Pradel.
À la télévision, les fortunes sont plus diverses. La matrice, Faites entrer l'accusé, peut voir ses audiences varier de 36% à 12%, avec une moyenne de 17,5% (lire l'encadré page xx). La chaîne Planète justice, quant à elle, ne réalise que 0,3% d'audience, mais se flatte d'être le leader de la thématique «découverte» du bouquet Canalsat (qui inclut Planète et Planète no limit).
Le fait divers tisse sa Toile
Pourtant, globalement, une lassitude commencerait à se faire sentir, même si la publicité n'a jamais fait défaut. «Je n'ai jamais entendu de réticence particulière des annonceurs sur ce genre de programmes, car à la télévision, on achète de l'audience sur cible, pas du contexte», note Philippe Nouchi, directeur de l'expertise médias de l'agence Reload. Mais si, selon cet expert, ce type de programme «reste performant, notamment sur les femmes et les 25-49 ans», il aurait amorcé son déclin. Comme le constate Philippe Bailly, de NPA Conseil, «on a le sentiment que les chaînes généralistes allègent leur traitement du fait divers, en lorgnant le sociétal.» Le départ annoncé de Christophe Hondelatte, qui devrait bientôt raccrocher le mythique trois-quarts cuir de Faites entrer l'accusé, annoncerait-il la fin d'une ère? «La multiplication des émissions a entraîné une banalisation du sujet, et le besoin de contenus plus différenciants», constate Philippe Bailly.
Overdose? «On a fait le tour du patrimoine criminel, estime l'historienne Claire Secail. Depuis un an ou deux, on assiste plutôt à une peopolisation des programmes télévisés. Plus légères, ces émissions people contiennent, elles aussi, les trois “s” inhérents au faits divers: sang, sexe et scandale.»
Les vrais amateurs de faits divers ont maintenant un nouveau terrain d'investigation: Internet. Pascale Robert-Diard, chroniqueuse judiciaire au Monde, a ouvert son blog en 2006. Celui-ci compte 1 500 à 2 000 habitués, avec des pointes de 50 000 visites, comme récemment sur l'affaire Viguier, ce professeur de droit accusé d'avoir tué sa femme. La journaliste constate la grande expertise de ses lecteurs, qui «parlent comme des “sachants”». «Pour certaines affaires, les lecteurs en veulent toujours plus, le blog devient un Moloch qu'il faut en permanence alimenter. Concernant l'affaire Colonna, j'aurais pu écrire 30 000 signes par jour, tandis que pour l'affaire Viguier, les internautes sillonnaient frénétiquement le Web, avides d'informations sur le procès», explique la journaliste, qui vient de publier un recueil, Le Monde, les grands procès (1944-2010), aux éditions Les Arènes.
L'avocat pénaliste lillois maître Mo (un pseudonyme), lui, s'est taillé un petit succès d'audience sur son blog, ouvert parce que, comme tout bon tribun, il «aime les mots en général»: 2 000 à 3 000 fidèles lisent chaque jour ses comptes-rendus d'audience. «Petite fille», témoignage d'une victime d'inceste dont le courage avait bouleversé l'avocat, a été lu plus de 100 000 fois. Uniquement par des amateurs de chroniques judiciaires? « Sur Internet, les lecteurs sont plus éduqués que les gens de la rue. J'ai très peu à modérer les commentaires.»
Mais, comme avec tous les passionnés, on n'est jamais très loin du dérapage. Pascale Robert-Diard s'est trouvée dans l'obligation de fermer les commentaires sur l'affaire Viguier: «On était proche du café du commerce, avec des propos à l'emporte-pièce sur la culpabilité d'Olivier Durandet, l'amant de la victime.» En 2009, lors du procès Édouard Stern, du nom de ce banquier de haut vol assassiné par sa maîtresse lors d'un jeu sado-masochiste, le principe de précaution a prévalu: «Je m'étais mise d'accord avec les modérateurs car l'affaire, qui englobait sexe, argent et origine juive de la victime, pouvait potentiellement générer les pires commentaires.»
Le crime est dans l'œil de celui qui le regarde
Sang, sexe, larmes: les ingrédients sont peu ou prou les mêmes, mais il existe des modes dans le fait divers. Comme la beauté, le crime est dans l'œil de celui qui regarde. «Racontez-moi vos faits divers, je vous dirai dans quelle société vous vivez», a coutume de dire Serge Garde (Le Cherche-Midi). «En 1899, une femme était arrêtée devant l'église Saint-Germain, à Paris, et condamnée à huit ans de prison pour attentat à la pudeur: elle avait fait du vélo en jupe au lieu des pantalons bouffants usités alors, raconte-t-il. En 1943, on guillotinait les “faiseuses d'anges”, alors qu'aujourd'hui, l'avortement est remboursé par la Sécu.» Maintenant, Jacques Mesrine est un héros de cinéma, après avoir été «l'ennemi public numéro un» dans les années 1970. Mais, après les années des grands criminels, les années du terrorisme, du grand banditisme, des scandales de santé publique ou de pédophilie, on arrive désormais, selon Dominique Rizet, journaliste au Figaro magazine, aux années de la délinquance financière. Des années Madoff à l'image d'une société? «Le fait divers, ce n'est plus, “Je t'aime, je te tue”, mais plutôt “Je te vole ou je te trompe”: l'affaire Kerviel a attiré quatre-vingt-dix médias du monde entier.»
Paradoxe du fait divers: de ce genre éminemment spectaculaire et théâtral, on ne voit qu'un nombre infime d'images. Impossible de filmer les reconstitutions policières ou les procès d'assises. Pourtant, les caméras, interdites de prétoires depuis 1954, pourraient bien y entrer à nouveau.
Sur Planète justice, on filme déjà les procès en correctionnelle (en direct du tribunal, depuis avril 2010). La commission Élisabeth Linden, qui a sorti en 2005 un rapport sur la captation d'images lors des procès, allait plutôt dans ce sens, pour des fins pédagogiques. Pas aberrant, à l'heure du «live-bloging», où les journalistes sténotypent en temps réel les procès, comme l'a fait récemment La Nouvelle République du Centre-Ouest pendant le procès Courjault. «Nous twittons déjà nos audiences, pourquoi ne pas les filmer?», s'interroge maître Mo. L'historien Patrick Éveno va plus loin: «Bientôt, avec l'omniprésence des caméras de surveillance et la démultiplication des téléphones portables, on pourra vivre les scènes criminelles en images.» Le crime en direct? Voilà qui promet de donner vraiment la chair de poule.