Comment vous êtes-vous retrouvé à 26 ans «chief blogger» de l'équipe de campagne de Barack Obama?
Sam Graham-Felsen. Je travaillais pour The Nation, un magazine américain de gauche pour lequel j'écrivais des articles sur la politique dans les campus. J'ai notamment couvert les manifestations françaises contre le CPE en 2006. L'engagement politique des jeunes Français m'a frappé par rapport à l'apathie des étudiants américains. Aussi, lorsque j'ai vu notamment sur Facebook une pétition circuler en faveur de la candidature de Barack Obama à la présidentielle, j'ai trouvé cela inhabituel et intéressant pour les États-Unis. En écrivant des papiers sur ces initiatives en faveur d'Obama, j'ai pris conscience de l'importance des nouvelles technologies pour mobiliser les jeunes en matière de politique. C'est ainsi que j'ai pris contact avec Joe Rospars [directeur des nouveaux médias de l'équipe de campagne d'Obama] et que je lui ai proposé mes services. Trois semaines plus tard, en mars 2007, je quittais New York pour Chicago. À l'époque, l'équipe d'Obama comptait à peine une soixantaine de personnes et moins d'une dizaine sur les nouveaux médias.
En quoi consistait exactement votre travail?
S. G.-F. En tant que «chief blogger», j'étais là pour raconter l'histoire de ce mouvement dans lequel s'engageaient de plus en plus de gens ordinaires. Ma mission était de parler des supporters d'Obama et d'en faire les héros de cette campagne. Au début, beaucoup de gens pensaient que nous étions fous de consacrer autant de temps aux supporters d'Obama et non à Obama lui-même. Mais lorsqu'on s'intéresse aux gens et qu'ils prennent la peine de parler d'eux, ils se mettent en situation de s'engager davantage encore. Et c'était notre objectif.
Fort de cette expérience, quelles sont les règles que vous préconiseriez aujourd'hui pour réussir à mobiliser une communauté de militants en ligne?
S. G.-F. La première règle est de respecter le pouvoir des militants de base. Trop de campagnes s'appuient encore essentiellement sur un petit groupe de leaders d'opinion et de gens riches pour les dons. La deuxième règle est celle de la transparence. Tous les quinze jours, de son bureau et non d'un studio, David Plouffe [directeur de campagne d'Obama] s'adressait directement aux militants pour annoncer des choses qui d'habitude le sont en conférence de presse. Obama a lui-même choisi d'annoncer d'abord aux militants par SMS le nom de son vice-président. C'est aussi une manière de respecter les gens et de les impliquer.
Et ensuite ?
S. G.-F. Une autre clé du succès est de cultiver le leadership des militants. Lorsqu'ils étaient donateurs, notre objectif était de les amener à devenir des volontaires, voire des animateurs de communauté. Quatrième règle: il est indispensable de tester tout ce que l'on entreprend et ce dans un seul but, celui de faire tomber les barrières qui empêchent sur Internet les gens de donner de l'argent et de s'engager. Enfin, il faut savoir réagir très vite. Lors de la campagne d'Obama, nous avons créé de très nombreux sites, certains en un jour. Les gens ne prennent souvent position et ne s'engagent qu'en réaction à un fait d'actualité qui mobilise leur attention. Quand, lors d'un meeting, Sarah Palin a traité Barack Obama de simple animateur de communauté, nous avons aussitôt envoyé des courriels à tous nos soutiens en ligne. Résultat: nous avons collecté 12 millions de dollars en 24 heures, un record.
Que reste-t-il aujourd'hui des 13 millions de «militants en ligne» mobilisés lors de la campagne présidentielle?
S. G.-F. Après une campagne, la mobilisation des militants sur le Net n'est plus la même, c'est normal. Concernant le vote de la loi sur le système de santé, par exemple, qui a été si difficile, on peut certes considérer que la Maison Blanche a tardé à mobiliser cette armée en ligne qui lui est acquise. Mais, au final, en appelant directement au téléphone leur représentant au Congrès, des milliers de gens ont réussi à infléchir la tendance lors des toutes dernières semaines avant le vote. Je pense que la Maison Blanche fera désormais en sorte de mobiliser cette force de frappe en amont sur les sujets sensibles.
Comment, dès lors, mobiliser une communauté de militants en ligne après une période électorale?
S. G.-F. La première différence est que l'on n'a pas à lever de fonds et à convaincre les gens de voter pour vous. Aujourd'hui, la mission de l'équipe chargée d'animer la communauté des supporters d'Obama est de rendre la Maison Blanche plus accessible, de mieux faire comprendre ses décisions et les textes de lois qu'elle défend. Quand Obama répond directement aux questions des internautes (il l'a fait à deux ou trois reprises déjà) ou quand les photos le concernant le représentent en situation, et non en train de poser, lors de réunions habituellement inaccessibles au public, cela illustre cette volonté de transparence et de proximité.
Lors de votre passage en 2009 au sein de la société de conseil Blue State Digital, sur quels dossiers avez-vous travaillé?
S. G.-F. Sur de nombreux dossiers. Mais l'un d'entre eux me semble emblématique de ce qu'Internet peut apporter à la mobilisation politique. En Grande-Bretagne, il existe un parti d'extrême droite, le British National Party (BNP), qui a remporté quelques sièges lors des dernières élections européennes. Blue State Digital conseillait une toute petite association, Hope not hate, qui s'est aussitôt mobilisée en lançant sur Internet une pétition signée «Not in my name». En quelques jours, elle a recueilli plus de 100 000 signatures. Aujourd'hui, Hope not hate détient une liste d'adresses électroniques plus importante que celles des partis travailliste ou conservateur et, lors des dernières élections législatives, le BNP a subi un sérieux revers.
Quels enseignements les marques peuvent-elles tirer des actions menées pour des organisations politiques ou humanitaires?
S. G.-F.En s'inspirant de ce type d'expériences, le but n'est pas de convaincre les gens que telle marque est la meilleure, mais de trouver les consommateurs qui sont déjà en empathie avec elle. L'idée est de leur ouvrir les portes de l'entreprise et de les mobiliser encore davantage en sa faveur. Et ce par le biais d'un dialogue. Cela nécessite bien sûr de gros efforts, mais ignorer ces gens-là est un énorme gaspillage.
Quelles sont, selon vous, les dernières initiatives notables prises par des entreprises sur Internet?
S. G.-F. Je pense à deux initiatives intéressantes sur Twitter: celle de Tony Hsieh, CEO de zappos.com, un site de vente de chaussures, qui envoie chaque jour des informations sur sa société et sa vie de patron, et celle de la compagnie aérienne Jet Blue, qui répond aux demandes et réclamations de ses clients via Twitter. Les grandes marques, elles, dépensent généralement des millions de dollars dans des actions de marketing sans intérêt, pour de très beaux sites ou des applications Iphone dernier cri. Microsoft, par exemple, a diffusé sur Internet une vidéo totalement à côté de la plaque à l'occasion du lancement de Windows 7. Elle a suscité de nombreuses réactions négatives sur la Toile. Tout cet argent est gaspillé. Vouloir transposer aux nouveaux médias les stratégies utilisées sur les médias traditionnels est une erreur. Elles devraient plutôt embaucher des gens qui établissent et entretiennent une conversation avec le public. Pour ce faire, le courriel reste encore le meilleur outil. Pas seulement pour présenter une nouvelle promo, mais pour raconter une histoire.
Sam Graham-Felsen en bref
Mai 1981. Naissance à Boston, Massachusetts.
2004. Diplômé d'Harvard, «social studies».
2004-2007. Journaliste free-lance pour The Nation.
Mars 2007. Chief blogger dans l'équipe des nouveaux médias d'Obama 2008.
2009. Directeur du planning stratégique de Blue State Digital (BSD), société de webmarketing chargée de l'animation de my.barackobama.com et de la collecte de fonds via Internet pendant la campagne.
2010. Directeur de la stratégie et des communications de l'Alliance for Youth Movements (AYM).
Consultant indépendant en stratégie sur les nouveaux médias.