Pour un peu, on en oublierait leurs noms. Depuis janvier 2001 à la tête d'Envoyé spécial sur France 2, Guilaine Chenu et Françoise Joly ont réussi à prendre la relève de Paul Nahon et de Bernard Benyamin, leurs prédécesseurs, sans jouer les vedettes du PAF. Leur émission de grand reportage, qui souffle ce 3 juin ses 20 bougies, est pourtant suivie chaque jeudi par près de 4 millions de téléspectateurs et s'impose sur le Net avec quelque 900 000 vidéos vues chaque mois, soit le meilleur score de la chaîne après les JT. Le tout pour 250 000 euros par émission, un budget jugé modeste pour un prime time. Et malgré nombre d'imitations sur des chaînes concurrentes.
Voulue, cette discrétion à la limite de l'effacement? «C'est le journaliste et le journalisme qui sont en vedette, répond Guilaine Chenu. Nous, nous sommes des passeuses.» Il est vrai que l'animation en plateau, où elles reçoivent l'auteur de l'enquête, n'est qu'un tout petit aspect de leur travail. Grands reporters, elles ont été formées en quatre mois, en 2000, aux ficelles de la rédaction en chef et à la production déléguée par les fondateurs, Paul Nahon et Bernard Benyamin. Leur rôle? Instiller les sujets, suivre leur mise en œuvre et soutenir en plateau les reportages. Outre une suite d'Envoyé spécial, le samedi après-midi, et des Carnets de voyage estivaux, leur principale innovation est d'avoir laissé le journaliste apparaître hors champ, à la première personne. «Le reporter peut ainsi expliquer dans quelles conditions il a tourné, ajoute Guilaine Chenu. Depuis Timisoara, le téléspectateur a un regard plus aguerri, décillé. Il a de plus en plus accès à une caméra, donc possède une certaine grammaire de l'image.»
À l'écart des pressions
Difficile de parler d'Envoyé spécial sans évoquer «La Traversée clandestine», en 2005. Récompensé par un Prix Albert-Londres, ce document est le périlleux témoignage de Grégoire Deniau dans une embarcation de fortune, aux côtés d'immigrés africains qui tentent de gagner l'Europe. La production d'un reportage aussi dangereux irait-elle toujours de soi aujourd'hui? Quoi qu'il en soit, les deux femmes veillent à être toujours complémentaires et à assumer à deux leurs responsabilités dans un bureau unique, sans cloison. «“La Traversée clandestine” a donné un visage à ces clandestins. L'un d'eux est même apparu dans un film de Cédric Klapisch. On s'est aperçu, lorsqu'on éteignait la lumière des studios, que des destins individuels pouvaient être changés. C'est assez réjouissant», constate Françoise Joly. Un reportage sur les arrière-cuisines des restaurants chinois a même amené le Parlement à se saisir du sujet et la communauté asiatique à créer un label de qualité. En outre, un reportage de Grégoire Deniau sur les Hmong, peuple exterminé au Laos, en 2005, a suscité une réaction du Sénat américain.
Pour ses vingt ans, à la Pyramide du Louvre, Envoyé spécial sera plus convenu en faisant appel à de grands noms du journalisme télévisuel (Arlette Chabot, Michel Denisot, Anne Sinclair, Christophe Barbier, Nicolas Poincaré, Isabelle Giordano, Hervé Brusini), qui commenteront une dizaine de sujets, parmi 2 000 reportages sélectionnés. Mais cette spéciale de trois heures ne rend qu'imparfaitement compte d'un travail effectué loin de toute pression. La preuve? «Nous sommes très protégés. On appelle Arlette Chabot pour lui demander si elle veut voir un sujet qui fait polémique. Mais la réponse est non. Et nous n'avons jamais rien modifié, sauf une fois», souligne Françoise Joly. La fois en question était liée à une enquête sur un trafic d'armes pour lequel un référé avait été engagé. «Nous avons préféré la déprogrammer plutôt que de la montrer au juge avant diffusion.» Pas question de déroger à ses principes.