Murdoch a trouvé un ennemi à sa dimension : le New York Times, à qui il a décidé de tailler des croupières via le Wall Street Journal. Une relation amour-haine qui remonte à loin.

C'est sans doute ce jour de 1950 que l'obsession a pris racine dans l'esprit de Rupert Murdoch. Le jeune Rupert a alors 19 ans, et a quitté son Adelaïde natale, en Australie, pour effectuer avec son père un grand tour en Amérique. Journaliste, sommité médiatique dans son pays, Keith Murdoch a ses entrées dans le grand monde.

 

Et c'est ainsi qu'un dimanche, père et fils se retrouvent à Hillandale, dans le Connecticut, villégiature d'été de la famille Sulzberger, les propriétaires du New York Times.«Ce jour-là, Rupert Murdoch s'est dit qu'il était destiné à diriger le journal», écrit Michael Wolff, le biographe du nabab des médias, qui a publié The Man Who Owns The News.

Soixante ans après, le gant est jeté. Rupert Murdoch a lancé le 27 avril dans le Wall Street Journal un supplément quotidien baptisé Greater New York, qui piétine allègrement les plates-bandes de La Dame grise, comme les Anglo-Saxons appellent le NYT.

 

Ces douze pages en couleurs regorgent d'informations culturelles et sportives. Ajoutons à cela le dumping publicitaire forcené mis en place par Murdoch depuis plusieurs années, et l'on comprendra que pour la famille Sulzberger, l'heure n'est pas à la sérénité.

Pourquoi un tel acharnement ? Ed Pilkington, journaliste au quotidien anglais The Guardian, avance plusieurs pistes: «Murdoch a 79 ans, et il est taraudé par l'héritage qu'il va laisser. C'est pour cela qu'il a racheté en 2007 le Wall Street Journal pour une somme extravagante, 5 milliards de dollars, beaucoup plus que ce que le titre vaut... Pour Murdoch, la seule position acceptable, c'est la première place. Et le plus grand journal du monde, selon Murdoch, est le New York Times.»

 

On peut reprocher beaucoup de choses à Rupert Murdoch mais certainement pas d'être dissimulateur ou sournois. Ed Pilkington raconte deux scènes hautes en couleur. Ulcéré par un article du NYT qui critiquait la vente du WSJ à News Corp., il aurait pris sa plus belle plume pour s'en émouvoir auprès d'Arthur Sulzberger, terminant sa missive par ces mots comminatoires: «Que la bataille commence!»

Quelque temps plus tard, lors d'une réunion avec les cadres de Dow Jones, maison mère du WSJ, il déclarait sans ambiguïté: «Il faut trouver un moyen d'estropier, de vraiment paralyser le New York Times

 

Des réactions trop viscérales pour être totalement rationnelles. Selon Ed Pilkington, il faut y voir là l'expression d'un complexe de classe. L'adolescent d'Adélaïde contre les patriciens Sulzberger, en somme.

«Murdoch est plus naturellement porté vers un journalisme irrévérencieux, sensationnaliste, agressif, remarque le journaliste du Guardian. Il déteste le New York Times, qu'il trouve trop élitiste et pompeux, dont il a l'impression que les journalistes sont plus intéressés par le prix Pulitzer que par leurs lecteurs.»

 

Si Murdoch fait partie de ces patrons qui continuent à investir dans la presse - il a injecté 15 millions de dollars dans ce nouveau supplément du WSJ -, le combat paraît inégal: le NYT devance largement son rival avec un taux de pénétration de 5,4% pour à peine un million d'exemplaires imprimés, contre 3,9% pour le WSJ, qui met en circulation le double d'exemplaires.

Ici et là, on se demande si cette foucade tient plus de la bravacherie que d'un bon sens des affaires. «Malgré tous les efforts de Murdoch, qui veut le transformer en quotidien généraliste, le WSJ continue à être perçu comme un journal financier, et cela prendra du temps pour changer cette perception, estime Ed Pilkington. Au fond, la vraie question n'est pas de savoir si le projet de Murdoch va marcher, mais si le NYT va souffrir, ce qui serait une mauvaise nouvelle pour l'ensemble de la presse.»

 

Rupert Murdoch se tromperait-il d'ennemi?

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