Guerre des prix, digitalisation, ancrage régional… Michel-Édouard Leclerc, président du comité stratégique des centres E. Leclerc, n’élude aucun sujet, y compris la question qui fâche sur sa succession.
Lidl vous a récemment dépeint, dans une publicité, en client obsédé par les prix venu faire ses courses dans l’un de ses magasins. Comment avez-vous imaginé de retourner à votre avantage cette campagne en concluant que « Lidl est vraiment plus cher » ?
Michel-Édouard leclerc. Ce sont mes équipes qui ont eu l’idée de cette réplique. Elle a été diffusée sur le digital et elle est devenue virale puisque mes enfants l’ont vue! Avec notre agence de publicité BETC, elles m’ont présenté plusieurs scénarios et j’ai trouvé ça malin et sympa, mais je n’ai découvert le film qu’une fois réalisé. C’est mon avatar qui parle en voix off.
Votre voix a été créée par intelligence artificielle ?
Oui, ou quelque chose comme ça. Lidl a voulu jouer en m’utilisant et, pour employer une terminologie sportive, je pense que nous avons fait un beau revers, on les a renvoyés en fond de court.
Cette passe d’armes montre-t-elle que la question du pouvoir d’achat reste centrale ?
Avec 17 millions de foyers clients chez Leclerc, nous sommes un assez bon Ifop, un assez bon institut de sondage et oui, aujourd’hui, même si le sujet fluctue en fonction de l’actualité, il reste la préoccupation principale. Mais il y a plusieurs expressions de cette thématique. Pour les Français, c’est d’abord la question des revenus, salaires ou retraites qui se pose et objectivement, pendant la période d’inflation, les prix ont augmenté plus vite que les salaires. Nous, notre manière d’y répondre passe évidemment par les prix, mais pas seulement. Nous créons de la valeur, avec 10 000 emplois nouveaux sur les quatre dernières années, et si nos magasins restent aussi attractifs, c’est que nous avons fait énormément d’investissements dans nos rayons. Aujourd’hui, le rayon poissons d’un hypermarché Leclerc à Pont-L’Abbé, par exemple, n’a rien à envier à la plus belle poissonnerie du port du Guilvinec.
Mais s’agissant des prix, quelle est votre stratégie ?
Pour nous, le prix, ce n’est pas forcément le discount, la promo, la solde. Par rapport à Aldi, Lidl ou Action, qui se positionnent en entrée de gamme, même si Lidl voulait en sortir en surinvestissant en publicité, avant d’être pris de court par l’inflation, nous ne sommes pas des censeurs des besoins des consommateurs. Cela veut dire qu’un client peut acheter cher un produit et pas cher un autre, le tout c’est que nous soyons concurrentiels quel que soit le niveau de gamme. Dans ce domaine, par rapport à Hyper U ou Intermarché, nous avons creusé un gros écart. Carrefour, même s’il semble vouloir revenir dans la course, n’est plus dans notre horizon. Auchan aussi en est sorti et n’est plus dans nos conversations quotidiennes. Mais on ne néglige aucun concurrent et si, demain, un Primark ou un Action s’installe en face de chez nous, on doit chercher à s’aligner. Sur cette question du prix, dans l’histoire de Leclerc, c’est un peu une extension du domaine de la lutte. Après la guerre, quand mon père a créé Leclerc, c’était déjà pour lutter contre le marché noir avec les circuits courts les moins chers possible. Puis il a fallu relever le défi des hypermarchés lancé par Carrefour, et celui d’Amazon, ce que nous avons fait en devenant multicanal.
L’an dernier, vous êtes devenus le premier annonceur en France après trois années dominées par Lidl. Ces investissements sont-ils liés à cette bataille contre l’inflation ?
Oui, mais pas seulement. D’abord, pour relativiser par rapport à Lidl, il faut comprendre que nos investissements ne concernent pas seulement l’alimentaire. Nos dépenses publicitaires portent beaucoup sur les services. Notre chiffre d’affaires est de 50 milliards d’euros, et nous sommes très présents par exemple sur les voyages, ou encore sur la location de voitures. On a démarré par les véhicules utilitaires mais aujourd’hui, nous avons un parc de 40 000 voitures et nous sommes en train de devenir le premier loueur en France.
Vous avez aussi beaucoup investi pour supprimer les prospectus. Cette révolution ne vous a-t-elle pas nui ?
Sur le rayon alimentaire, les premiers résultats montrent que non. En fait, nos opérations commerciales passent très bien sur notre application, qui est aujourd’hui la cinquième de France. Et puis, il y a un deuxième vecteur que nos concurrents n’avaient pas anticipé, c’est le drive. Le site de commande n’est pas seulement un canal de distribution, c’est aussi une vitrine de nos hypermarchés et de leurs offres promotionnelles. En revanche, s’agissant du rayon textile ou de celui de la rentrée scolaire, par exemple, nous n’avons pas encore assez de recul, il faudra attendre une saison de plus pour dresser un bilan fiable de la suppression des catalogues papier.
Quels moyens consacrez-vous à la digitalisation de vos activités ?
Nous avons investi presque 3 milliards d’euros sur les cinq dernières années pour la transformation digitale et logistique. Tous nos entrepôts sont aujourd’hui robotisés. Beaucoup de nos opérateurs sont d’ailleurs les mêmes que ceux d’Amazon et on maîtrise aujourd’hui des outils qui vont nous permettre de nous développer pendant dix ans. Nos sommes aussi plus sobres en matière d’énergie. Nous avons déjà équipé 100 hectares en panneaux solaires, et nous avons encore 30 à 40 hectares d’ombrières en cours d’installation. Nous avons aussi installé 3 500 bornes de recharge électrique dans nos stations-service.
Pouvez-vous nous rappeler dans quelles conditions vous avez lancé la gamme « Nos régions ont du talent », qui fête aujourd’hui ses 25 ans ?
C’était une époque où les trois groupements d’indépendants d’alors, nous en Bretagne, Intermarché créé dans le Morbihan par Jean-Pierre Le Roch, et System U qui était très vendéen avec le vieil Unico transformé par Jean-Claude Jaunait en un Super U moderne, revendiquaient leur appartenance régionale. Il y avait la volonté de se démarquer de l’offre des groupes nationaux intégrés comme Carrefour en endossant ce rôle d’ambassadeur des régions. Avec Paul-Louis Halley, le fondateur de Continent repris ensuite par Carrefour, qui avait créé la gamme « Reflets de France », il y a eu une émulation. C’était des initiatives intéressantes parce qu’elles n’ont pas été créées par des marketeurs à Paris mais qu’elles sont parties des régions. C’était aussi l’époque où Leclerc, avec un journaliste du Télégramme, a œuvré en faveur du logo « Produit en Bretagne », qui était un défi à ce moment-là. Sur la gamme « Nos régions ont du talent », en 1999, nous avons commencé avec 130 références.
Et aujourd’hui ?
Nous en avons plus de 500 pour un chiffre d’affaires de 380 millions d’euros. Ces partenariats signés sur trois à quatre ans permettent à des entreprises locales d’investir dans des lignes de production. Pour certaines, c’est une part importante de leur chiffre d’affaires, comme pour Bertel, une entreprise des Côtes-d’Armor pour qui nous sommes le seul client en marque de distributeur. Ses galettes de Bretagne au sarrasin sont d’ailleurs le produit le plus vendu de notre gamme avec plus de 3 millions d’unités écoulées par an.
Vous avez aussi lancé des alliances locales avec des producteurs. La logique est-elle différente ?
Oui. Dans le cas de « Nos régions ont du talent », l’ambition est de faire grandir des acteurs régionaux. Pour les alliances locales, il s’agit davantage d’offrir à des PME ou des TPE situées en moyenne dans un rayon de 50 km autour de nos points de vente une possibilité de profiter de notre attractivité et d’entrer en contact avec leurs clients. Nous avons 15 000 partenariats de ce type en France qui concernent quelque 7 000 producteurs et 615 magasins engagés dans cette démarche.
Comment êtes-vous devenu l’un des patrons les plus communicants ?
Mon père me disait toujours qu’en tant que commerçant, si tu n’es pas le Bon Marché ou une autre enseigne célèbre, il faut aller là où sont les gens, sur le chemin de la foire à Landerneau ou sur celui de l’église. Pour Internet, j’ai très vite vu qu’au-delà du discours critique de ma génération à l’égard des réseaux sociaux, l’important était moins de porter un jugement que de savoir les utiliser. J’ai acté très vite le fait que la génération Z allait y aller et que si l’on voulait continuer à lui parler, à la comprendre, il fallait suivre. Avant cela, j’étais déjà l’un des rares patrons à parler à la télévision dans des émissions comme L’Heure de vérité, par exemple. En 2006, j’ai créé mon blog, conseillé par Loïc Le Meur, un des précurseurs avant le développement de Google. Aujourd’hui, sur mes comptes personnels, entre le blog, Facebook et Linkedin, j’ai 1 million d’abonnés.
Et TikTok ?
Je regarde. J’essaie d’aller sur des réseaux plus jeunes mais sans perdre en qualité de discours. Il ne s’agit pas de faire le singe, ou l’acteur. Je préside bénévolement deux grandes écoles, Neoma, une école de commerce, et l’Iris, le centre de recherches en géopolitique de Pascal Boniface. Je vois bien que les jeunes ne regardent plus la télévision et qu’ils vont sur ces réseaux.
Préparez-vous votre succession ?
Alors là, je ne suis pas du tout dans cette logique patriarcale! Leclerc est un mouvement coopératif, partageux. Ce n’est pas une dynastie. Je reste à 72 ans en mode projet et je vois davantage mon rôle comme celui d’accompagner que de léguer. Peut-être que je serai un peu le Robert Redford ou le Clint Eastwood de la grande distribution !
Chiffres clés
50 milliards d’euros Chiffre d'affaires 2023.
380 millions d’euros Chiffre d'affaires de la gamme « Nos régions ont du talent » (plus de 500 références).
3 milliards d’euros Montant investi dans la transformation digitale depuis cinq ans.
3 500 Nombre de bornes de recharge électriques installées dans les stations-service.