Le parti politique est mort. Vive le «mouvement», le «courant» et autre «laboratoire d’idées» alors que s’ouvre l’ère de l’auto-entrepreneuriat politique.
« La France humaine et forte », « Populaires », « La Convention », « l’Après », « Du courage », « Place Publique », « Identités-Liberté » : la vie politique française est actuellement marquée par le lancement tous azimuts de mouvements politiques dont l’objectif viserait moins à servir une ambition individuelle qu’à « rassembler », « reconstruire » et « refonder », selon les mots-clés des communiqués. Surtout, ne parlez pas de « parti » politique dont la seule évocation renverrait, par un effet DeLorean, aussitôt au monde d’avant avec sa conquête du pouvoir, son esprit carriériste et sa verticalité. Parlez plutôt de « mouvement » au mot moins connoté, de « courant », de « laboratoire d’idées » ou encore « d’outil politique » à l’image plus saine avec une dynamique collective, une approche horizontale et une incarnation tactiquement mesurée. Pensée à des fins marketing, c’est-à-dire pour mieux répondre aux attentes du marché, cette nuance lexicale s’inscrit dans une tendance de fond, la même en réalité que l’on retrouve aujourd’hui dans le monde de l’entreprise.
Crise du parti, plus généralement de la structure
Le parti politique avec sa carte de membre numérotée et sa hiérarchie structurée, son pouvoir centralisé et ses instances vieillissantes autour de la figure inamovible du chef, n’attire plus. Avec à son égard un sentiment de défiance qui ne cesse de croître, le parti politique exerce même un effet repoussoir. Selon un sondage Odoxa de juillet 2024, 82 % des Français ont une mauvaise image des partis politiques - 89 % d’entre eux estimant qu’ils ne sont ni honnêtes ni crédibles (88 %). Dans l’opinion, c’est un fait : à l’ère de « la grande démission », le parti politique en voie d’atomisation n’imprime plus. En phase de déclin, les marques politiques ont beau préférer, stratégiquement dans leur naming, les qualificatifs (« populaires », « humaine »…) aux idéologies (« socialistes », « écologistes »…) pour mettre en lumière davantage une promesse, ici de nouveaux « horizons » ou là « une nouvelle énergie », rien n’y fait : selon le même sondage, 69 % des Français jugent les partis politiques inutiles. Rien d’étonnant donc qu’aujourd’hui, la politique s’organise et prenne forme, vive et s’exprime à l’extérieur des organisations traditionnelles. En réponse aux sujets chauds de l’actualité, l’engagement du citoyen se retrouve en effet ailleurs : dans un collectif, un comité de soutien ou même sur un compte Instagram. Victimes de « LBD », de « harcèlements » ou de « violences sexuelles » ; collectifs « pour la vérité de », « les droits des » ou « la justice pour » : la nouvelle génération, apartisane, ne s’engage plus dans un parti, encore moins pour un homme providentiel. Elle adhère d’abord à une cause pour laquelle, ponctuellement, elle se mobilise, marche et milite.
À l’instar du dirigeant qui constate aujourd’hui que « seulement 53 % des Français ont une bonne image des grandes entreprises » (sondage Elabe, juin 2023), l’homme politique fait face, lui-aussi, à une crise de la structure, laquelle renvoie aux questions liées à la marque employeur (employer branding), c’est-à-dire la capacité à séduire, attirer et fidéliser à travers un environnement si possible positif, transparent, flexible et collaboratif. Présenté comme « un lieu de ressource intellectuelle » par les uns, « un espace de réflexion que tout le monde peut rejoindre » par les autres, le mouvement politique qui, contrairement au parti s’efforce de lever toutes les barrières à l’entrée, tente ainsi de répondre à ces nouveaux enjeux, en redonnant « la parole à la base » et en réinjectant ici et là de « l’espoir » et de « l’espérance » avec des « relais » ancrés dans le réel. De là à ce que, bientôt, l’homme (de l’appareil) politique, pour pallier sa mauvaise image, se présente sur le marché sous l’appellation d’« homme de bien commun » ou « d’homme d’utilité publique », il n’y a donc qu’un pas.
Mutation du militantisme, plus généralement de l’engagement
C’est un fait : depuis l’avènement des réseaux sociaux, la politique, désormais « uberisée », n’est plus l’apanage des professionnels mais dorénavant l’affaire de tous, en premier lieu du militant qui, dans une nouvelle version moins conventionnelle, crée et diffuse son propre contenu, galvanise et entraîne les foules depuis sa propre chaîne YouTube. Fort de son audience sur X parfois plus puissante qu’un média traditionnel, le nouveau militant, acquis à la cause de la lumière et de la représentation publique, n’hésite plus à monter sur scène et à s’emparer du micro, à prendre la place du politique et à s’autoproclamer, selon l’actu du moment et le positionnement, le porte-voix d’une cause. De la liberté de parole dans le débat public à la propagation rapide d’une contestation sur TikTok en passant par la mobilisation massive autour d’une manifestation, d’une grève ou d’une pétition en ligne : le néo-militant, affranchi de la tutelle du dogme et de la ligne politique, a trouvé dans les réseaux sociaux tout ce qu’un parti politique, en plus d’un siècle d’histoire, n’avait jamais pu offrir à ses membres. Difficile donc, pour les jeunes, de rejoindre un « parti » classique qui, jadis installé à l’avant-garde, ne produit par ailleurs plus grand-chose, laissant aujourd’hui la réflexion et les idées aux think thanks, fondations et autres instituts dont on vit actuellement l’âge d’or. Dans ce contexte, rien de surprenant d’apprendre que « 64 % des 18-24 ans ne se reconnaissent aucune proximité avec un parti » (Enquête, Institut Montaigne, février 2022). Cette tendance au détachement de l’institution et à l’émancipation remarquée dans le champ politique se retrouve également dans le monde du travail où la génération Z (GenZ), agile et autonome dans la prise de décisions, tend à rejeter l’entreprise traditionnelle. Selon une étude de Mazars et Opinion Way en 2019, un quart des 15-25 ans souhaite en effet être son propre patron quand, dans le même temps, les néo-salariés qui « veulent exister en tant qu’individu » demandent pour « 40 % d’entre eux de la considération de la part des organisations pour lesquelles ils travaillent » (selon le baromètre Macif et Fondation Jean-Jaurès, février 2024). Pour séduire le néo-militant qui n’a ni le temps ni l’envie de faire ses classes, les mouvements politiques n’auront pas d’autre choix que de faire preuve de souplesse pour s’adapter aux codes d’une nouvelle génération qui, en quête de place, de sens et de concret, voudra jouer les premiers rôles.
Ère de l’auto-entrepreneuriat politique, plus généralement de l’individualisme
Avec l’hyperpersonnalisation de la vie politique, l’obsession de la question présidentielle et la nécessité d’avoir toujours une figure du débat public autour de laquelle construire la sacro-sainte séquence médiatique, l’acteur politique, en écho à une société recentrée sur elle-même, a muté vers un statut nouveau : celui d’auto-entrepreneur politique qui, à la manière d’une petite entreprise individuelle, gère seul désormais, son image, ses coups de com et le développement de sa propre marque sur le marché. Affranchi des partis historiques, des institutions, plus largement de tout lien de subordination, l’autoentrepreneur politique nouvellement émancipé se singularise par son indépendance, sa liberté d’entreprendre et de se mettre en spectacle. Dorénavant, c’est l’auto-entrepreneur politique qui impose son agenda et décide de son plan média, choisit publiquement ses combats et détermine sa ligne politique, fixe ses objectifs, annonce ses ambitions et écrit de sa propre main son destin. Pas besoin de mentorat dans la course à l’événement et le culte de l’hyper-réactivité, l’auto-entrepreneur réfléchit par lui-même. Il agit surtout pour lui-même. Dans cette logique, la personnalité vient cannibaliser le collectif ; l’individu vampiriser le groupe. Bien calé sur le tempo de l’époque, l’auto-entrepreneur politique, qu’il soit député-reporter, activiste emblématique ou égérie d’une cause, n’a besoin au fond que d’une large et fidèle communauté de fans pour bâtir une solide réputation, devenir influent et peser dans le débat public. Pour se faire entendre, l’autoentrepreneur politique ne s’appuie pas sur une équipe mais ponctuellement sur des compétences, free-lances, télétravailleurs et autres chefs de projets en temps partiel, enfermés comme lui dans la même logique d’autoentrepreneuriat. Si cette tendance illustre de toute évidence un manque de leadership, à gauche comme à droite, et donc l’absence de marques fortes avec un positionnement et une promesse claires, elle témoigne aussi de l’individualisation du champ politique à travers aujourd’hui le règne absolu des personnalités : une tendance que l’on retrouve sur le réseau social professionnel Linkedin où l’individu dans l’attention war permanente, mène une campagne d’auto-promo en continu. Reste à savoir si cette individualisation peut dépasser le personnel branding et l’effet d’annonce, produire des idées novatrices, se mettre au service du collectif et passer enfin de la com politicienne à de la communication réellement politique.
François Belley est l’auteur de L’homme politique face aux diktats de la com’ (Institut Diderot, 2023)