Bilan des Jeux, repositionnement de marque, intelligence artificielle, consolidation du marché des télécoms en Europe... Tour d'horizon avec Christel Heydemann, directrice générale du groupe Orange, qui était l'invitée d'honneur du Stratégies Summit 2024.
Quel bilan tirez-vous des JOP dont Orange était fournisseur et partenaire premium ? Vous aviez dit dans une interview que ces Jeux pour vous c’était l’Everest des télécoms…
L’expression correspond bien au défi que l’on a dû relever, en particulier lors de la cérémonie d’ouverture. Les Jeux olympiques et paralympiques c'est le plus grand événement sportif planétaire, mais cette fois-ci il y avait des facteurs nouveaux : contrairement à ceux de Tokyo où il y avait cinq opérateurs différents, là nous étions le seul avec un périmètre d'activité beaucoup plus large qu’au Japon, car il n’y avait pas de spectateurs lors de cet événement. Et puis aux Jeux de Rio de 2016, il n’y avait pas de 5G dans les stades. Entretemps nous sommes passés dans une ère de l'ultra connectivité. C’est pour cela que l’on savait que ce serait un véritable défi cette édition ! Ajoutez à cela le fait que la cérémonie s’est déroulée pour la première fois hors d’un stade et sur la Seine. La cérémonie d’ouverture des JO représentait l’équivalent de cinq stades de France en infrastructures, et l’on a dû déployer ces kilomètres de fibres tout le long de la Seine. Tout ce dispositif a permis de connecter les stades, les spectateurs, mais surtout les médias, les chronos, les journalistes, et les arbitres tout au long de la compétition.
Avec la 5G, on a testé de nouvelles choses. C’est elle qui a permis par exemple de suivre la cérémonie d'ouverture sur les bateaux et les courses de voile à Marseille. On avait embarqué des caméras connectées en 5G, ce qui a permis d’avoir des images en temps réel.
Vous avez eu quelques surprises durant les Jeux…
Notre plus gros stress était d’assurer la captation et la diffusion des images partout dans le monde lors de la cérémonie d'ouverture et par la suite, afin que les broadcasters puissent retransmettre à des milliards de spectateurs à la télévision. Cela a très bien fonctionné. Nous avons eu deux petites pannes, l’une sur la fan-zone de Vincennes où une fouine a mangé des câbles, et l’autre dans le bassin de Versailles où un brochet a abimé des fils d’une caméra au fond de l’eau. Il n’y a pas eu d'impact, cela ne s’est pas vu.
Enfin ce que l'on n’avait pas du tout imaginé, c'est que dans les stades les spectateurs regarderaient en live d’autres compétitons grâce à la 5G. Par exemple les spectateurs dans tous les stades se sont arrêtés au moment où Léon Marchand a entamé ses finales en natation. Imaginez le trafic que cela a généré. Et là aussi cela a fonctionné.
Est-ce que ces Jeux vous ont permis de séduire de nouveaux clients ? Quel héritage va laisser Orange après les JOP ?
On avait ouvert la 5G à tous nos clients avant les Jeux, parce que l’on voulait s'assurer que tout le spectre serait utilisé et qu'il n’y aurait pas de problème d'expérience pour ceux qui n’étaient qu’en 4G. L’usage de la 5G a progressé au cours de ces Jeux, et l’on voit bien que dans les futurs événements cela restera le cas, aussi parce que les infrastructures que l’on a mis en place dans de nombreux sites vont rester. Le château de Versailles, le Grand Palais, la Marina de Marseille… ces sites auront désormais une bien meilleure couverture réseau. Cela faisait partie d'ailleurs de l'engagement d’organiser des jeux responsables. Tout comme nous nous étions engagés à ce que l’empreinte carbone soit minimale. Elle correspond à celle de 1000 français pendant une année. Enfin c’est une énorme fierté en interne : 1000 collaborateurs étaient dédiés à l’événement. C'est l'aventure d'une vie, donc nous sommes très fiers d'avoir participé à ces JO.
Ces Jeux se sont tenus dans un contexte de menace terroriste, vous redoutiez une vague de cyberattaques ?
Il y a eu beaucoup de travail en amont sur ce sujet-là, et nous avons subi des attaques et des cyberattaques, mais en réalité cela avait commencé bien avant, les cybercriminels n’ont pas attendu les JO pour se manifester. On vit dans un monde où de toutes façons, il y a des attaques sophistiquées en permanence. Les Jeux n’ont pas été un moment de concentration particulière d’attaques informatiques, mais elles sont reparties de plus belle depuis l'arrestation du patron de Telegram, Pavel Dourov. Il faut se rappeler aussi que la SNCF de son côté a dû faire face à des actes de sabotages le jour du coup d’envoi des Jeux. D’ailleurs à chaque incident comme celui des câbles coupés par une fouine à Vincennes, on a pensé qu’il s’agissait de sabotage. Ce n’est pas toujours le cas.
Idem avec la grosse panne qui a touché certains services de Microsoft juste avant les Jeux, liée à un bug de mise à jour sur le logiciel de sécurité Crowdstrike. Là aussi tout le monde s'est dit que l’on avait affaire à une cyberattaque.
Orange a réalisé un premier semestre en progression avec un chiffre d'affaires de 19,8 milliards d’euros (+ 1,5 % à base comparable) et un résultat net consolidé d’1 milliard d’euros (+ 0,4 %)... Est-ce que les Jeux portent l’activité de l’entreprise ?
On ne fait pas le choix d’être partenaire des JO pour que cela ait un impact sur la performance économique de l'entreprise à court terme. Un événement comme celui-là en France et un tel succès, c'est très positif d'abord pour la France et pour l'économie française, tout comme pour le moral des collaborateurs, et pour le rayonnement de la marque auprès de nos clients.
Au premier semestre on a eu de très bons résultats commerciaux que ce soit dans le mobile ou la fibre. En parallèle il y a un gros travail qui a été mené sur la marque, en la repositionnant, avec une nouvelle signature (NDLR : Orange est là) pour la rendre plus jeune, plus proche, plus dynamique. Nous avions besoin de moderniser l’image d’Orange, de remettre l'humain au centre de nos préoccupations.
Est-ce que l'incertitude politique en France a un impact sur un géant comme vous d'un point de vue business ? Quel est le poids de la France pour Orange ?
Si la France représente environ 50 % du chiffre d’affaires d’Orange, nous sommes présents aujourd’hui dans 26 pays, il y a en permanence des changements de gouvernements, et l’on ne s’arrête pas de travailler parce qu’il y a un nouvel exécutif. Nous sommes résilients par nature. Nous faisons un métier qui est essentiel et l’on a cette chance : les gens ne peuvent pas se passer de nos services. Tout comme les services numériques ou la cybersécurité sont vitaux pour les entreprises. En revanche nous sommes sensibles à l’enjeu de pouvoir d'achat, et l’on adapte nos offres à cela régulièrement.
Votre rapprochement avec MasMovil en Espagne entraîne une restructuration, comme elle existe dans ce pays chez les autres opérateurs. Une telle consolidation est-elle inévitable en Europe ?
Depuis deux ans, le marché des télécoms en Europe est sous pression. L'inflation est venue accélérer la hausse des taux d'intérêt et quand vous avez des acteurs très endettés et que les taux d'intérêt augmentent, cela met une grosse pression chez des opérateurs comme Altice en France ou Telecom Italia, qui vend son infrastructure. Vodafone est sorti d'Espagne, d'Italie et de Hongrie. Quant à nous, nous avons consolidé en Roumanie comme en Belgique, où nous avons racheté un cablo-opérateur. On est dans une activité où la taille critique compte : plus on est gros, plus on a la capacité d'investir dans les réseaux. C'est ce qu'on veut faire en Espagne en devenant un acteur plus gros que Telefonica en volume, ce qui va nous permettre de continuer à investir dans la 5G et la fibre. Il y a bien sûr des réalités de marchés très différentes, mais on observe beaucoup de mouvements en Europe, notamment autour des infrastructures qui sont vendues à des fonds pour optimiser les bilans.
Sur le marché français, si consolidation il y a, pouvez-vous en être un acteur ?
En Espagne on était numéro 2 et on fusionne avec le numéro 4. En France on est numéro 1 et SFR est numéro 2. La question ne se pose donc pas. Mais, en pareil cas, on serait nécessairement interrogé par les autorités de la concurrence.
Y êtes-vous favorable ?
Nous ne sommes plus dans une phase de croissance des télécoms liés à l'équipement en téléphones mobiles. Orange est le seul opérateur à investir massivement dans les infrastructures, sachant que nous avons déployé 60% de la fibre en France, et qu'il n'y a pas beaucoup d'autres opérateurs qui continuent à faire autant. On continue aussi de densifier les réseaux mobiles. Les JO montrent qu'on va devoir investir pour augmenter les capacités de ces réseaux. On est dans une industrie qui nécessite beaucoup d'investissements et avec moins de croissance, le fait qu'il y ait quatre ou cinq acteurs entraine moins de capacité à investir que quand il n'y en a que trois. Mais pour qu'il y ait une consolidation, il faut que les acteurs soient motivés pour cela, qu'il y ait un consensus politique... Pour l'instant, les clients de SFR qui veulent venir chez Orange sont les bienvenus.
Le 5 janvier 2023, vous disiez dans Stratégies qu'après des années de course au low-cost, le marché doit se réinventer et ne pas se contenter de rechercher le moins cher dans la minute mais le meilleur prix viable dans la durée. Etes-vous toujours dans cette logique ?
Oui, une position de pur low-cost n'est pas tenable éternellement dans un monde où l’on doit continuer à investir dans la fibre comme dans les réseaux mobiles. Pour des secteurs du marché comme les MVNO, ce peut être une stratégie. Mais quand on est leader, on est bien sûr présent sur le segment low cost mais en ayant toute une palette d'offres et en se disant qu'on va apporter au client le meilleur service. C'est d'ailleurs tout le travail de repositionnement que l'on mène sur la marque pour avoir des offres premium, en faisant valoir la qualité du service, de la connectivité, et des offres d'entrée attractives. On fait tout pour offrir la meilleure expérience et il y a des clients qui acceptent de payer pour cela.
Sosh est-il voué à se distinguer de plus en plus d'Orange ?
Dans tous les pays, nous avons une approche multi-marques et cela fait partie de notre palette de solutions. En France, Sosh et Orange jouent effectivement sur des communications et des approches différentes. On travaille beaucoup pour nourrir les deux marques mais de façon bien distincte. On fait tout pour les différencier. Si on commence à brouiller les lignes, ça ne peut pas fonctionner.
La surenchère de débit et de giga dans les forfaits a-t-elle trouvé ses limites dans une optique RSE ou, comme les JO l'ont montré, les usages de la vidéo qui explosent l'emportent pour faire face à la demande ?
C'est vrai qu'on s'est beaucoup battu sur le giga - c’est-à-dire le volume de données - la consommation data sur le mobile ou le débit sur la fibre. Les usages liés aux streaming vidéo ont été longtemps la grande rupture en termes de trafic. On réfléchit toujours pour savoir quels types d'usage vont nécessiter quels types de trafic et donc de service. Ce n'est pas que le débit : en visio-conférence ou en call, cela importe moins que la stabilité de la connexion. Il s'agit aussi du lien entre le réseau et le device, pour utiliser le wifi au maximum. Avec la 5G et les réseaux fibre, il s'agit de voir comment on utilise cette infrastructure pour permettre toujours plus de trafic. Et demain, avec de plus en plus d'IA, on peut imaginer des usages avec de la traduction instantanée sur le portable. Ou quel impact pour les lunettes connectées qui vont demander une très basse latence ? Tout cela peut modifier les architectures de réseau.
Les consommateurs attendent-ils l'IA embarquée dans la promesse marketing ?
Je ne pense pas qu'on en est là. Les consommateurs sont très vigilants sur les enjeux de confiance et de sécurité, en particulier en Europe avec l'IA Act. On veut être d'abord cet acteur de confiance. Dans notre service client, l'IA est en revanche très utile pour une approche personnalisée dans la gestion des offres ou la façon dont on communique. C'est un outil, comme on le voit également dans la cybersécurité, mais pas un argument en soi.
Pensez-vous faire évoluer votre discours RSE pour le rendre compatible avec la grande consommation de data et d'énergie que suppose l'entraînement d'une IA ?
Oui, mais ce n'est pas que l'IA. Regardez l'usage des écrans chez les jeunes. Orange fait beaucoup en faveur de l'éducation à un numérique responsable. En tant qu'entreprise qui investit sur des solutions d'IA, nous regardons beaucoup de cas d'usage et il y en a pour lesquels on se dit qu'on ne va pas généraliser car ça consomme beaucoup d'énergie, que ça coûte cher et qu'il n'y a pas de retour sur investissement. Ce sont des arbitrages au cas par cas. Il y a une vague d'innovations autour de l'efficacité des systèmes d'IA. Il importe de customiser en fonction des cas d'usage.
Vous avez lancé en janvier une nouvelle signature "Orange est là" qui a été déclinée dans une campagne signée Publicis Conseil. Quel était l'objectif et quel bilan en tirez-vous ?
Dans le cadre de notre plan stratégique, il est apparu nécessaire de trouver une nouvelle signature de marque pour relever les défis du secteur des télécoms et du Groupe : plus moderne, plus proche de nos clients, plus en lien avec les nouveaux usages. Dans un monde complexe où il y a beaucoup de questions autour de la confiance et de la sécurité, la promesse se devait d'être à la hauteur. "Orange est là" signifie qu'on est à côté, avec une signature humaine qui nous différencie de nos concurrents et qu'on peut décliner localement. Orange qui est une des plus grandes marques françaises et une de plus grandes marques télécoms, est un actif pour le groupe. On investit en permanence dessus et il y avait besoin de ce vent de nouveauté. Il y avait un enjeu à montrer que nous avons toute une palette d'offres selon les moyens et les besoins de chacun et que ce n'est pas la marque la plus chère ! Le bilan est bon. La signature a été déployée dans vingt pays sur 26 ; nos équipes locales ont d’ailleurs participé à son choix, avec un très fort taux d'adhésion en interne. Elle est facile à mémoriser avec une promesse très exigeante.
Le lancement de cette plateforme de marque s'est-il traduit par des investissements médias plus importants ?
Dans l’ensemble, pas vraiment. Il y a eu évidemment des investissements plus importants en Espagne où l’on fusionne, et en France du fait des JO. Mais nous sommes restés raisonnables. Nous avons préféré faire le choix de laisser cette signature s’installer à l’interne et à l’externe sans surinvestissement. Cette nouvelle plateforme de marque s’est illustrée magnifiquement pendant les jeux Paralympiques en particulier, avec un film qui montrait la performance des athlètes et qui a eu beaucoup de visibilité en digital (plus de 50 millions de vues). Et malgré des investissements publicitaires très raisonnables, Orange est la troisième marque la plus associée aux JO !
Pourquoi avoir cédé Orange Bank ? Pour vous recentrer ?
Ce n'est pas que par volonté de recentrage. Orange Bank perdait plus de 100 millions d'euros par an et il manquait des millions de clients pour pouvoir être rentable dans le business de la banque digitale. C'était un choix. Nous avons essayé de céder cette activité mais nous avons finalement conclu un partenariat avec BNP Paribas pour faire aux clients d'Orange Bank une proposition de migration vers Hello Bank ! Cela a eu pour conséquence malheureusement la fermeture de l'activité, avec un volet social qui touche 650 salariés en France, que nous avons accompagné, et un travail avec le régulateur pour rendre la licence bancaire.
Le déploiement sur un nouveau marché peut-il être à l'ordre du jour en Afrique où vous avez encore réalisé 11% de croissance au premier semestre ?
L’Afrique est un pilier à part entière de notre plan Lead the future. On y trouve une croissance organique qui n'a rien à voir avec celle de l'Europe puisqu'il y a plusieurs moteurs de croissance : la data mobile, la connectivité haut débit fixe, le B2B et le paiement mobile avec Orange Money. Très engagés sur l’inclusion numérique, nous y sommes plus qu’un opérateur télécoms. Nous avons récemment développé une appli, Max-it, un portail de services digitaux qui permet de répondre à tous les besoins quotidiens de ses 12 millions d’utilisateurs. Concernant les marchés, on a des centres de services partagés qui permettent de créer de la mutualisation même si on reste dans un business très local. Il y a certes des synergies à trouver en allant dans de nouveaux pays mais on n'est plus à l'ère des nouvelles licences. Racheter un opérateur existant implique de créer de la valeur. On ne s'interdit pas de le faire mais notre trajectoire aujourd'hui n'a pas besoin de cela pour continuer à apporter de la croissance.