En six ans d’existence au Royaume-Uni, la société Tomcat International a épuisé deux cabinets d’audit, en désaccord avec ses pratiques comptables. En France, c’est le fisc que Caudalie rend soupçonneux.
Le cabinet Cameron Baum Davis, chargé d’examiner les comptes de Tomcat depuis 2020, a démissionné mi-novembre d’après le registre du commerce britannique. Son prédécesseur, EHK Consulting, avait été remercié quatre ans plus tôt. Depuis 2018, les deux commissaires aux comptes se sont refusés à certifier, quand ils ne les ont pas désapprouvés, des états financiers jugés potentiellement « trompeurs », faute de consolidation des filiales de Caudalie à l’étranger (une trentaine, du Canada à la Chine en passant par le Brésil ou Dubaï). Bertrand et Mathilde Thomas, créateurs de la marque et dirigeants de Tomcat, justifient ce choix par les « dépenses disproportionnées » et les « retards excessifs » qu’engendrerait la collecte des informations nécessaires.
En France, ces « anomalies significatives » n’ont pas échappé aux inspecteurs de la Direction nationale des enquêtes fiscales (DNEF) dans le cadre de leur contrôle de la SAS Caudalie, basée à Paris. La procédure a donné lieu à la saisie de milliers de documents, en septembre 2022, dans plusieurs locaux de la capitale « susceptibles d’être occupés » par des entités du groupe de cosmétiques, dont Tomcat International, ainsi qu’au domicile de ses dirigeants.
Ceux-ci ont contesté les perquisitions de la DNEF, mais la cour d’appel de Paris les a déboutés dans deux arrêts rendus le 28 juin, dont la revue en ligne suisse Gotham City s’était fait l’écho. Les fondateurs de Caudalie ont renoncé à se pourvoir en cassation, selon leur avocate. « Le groupe fait régulièrement l’objet de vérifications de la part des administrations, dont les autorités fiscales, et ce comme toutes les entreprises. Certaines sont en cours et d’autres ont été très récemment clôturées, l’administration fiscale n’ayant rien eu à reprocher à la société », a déclaré Me Agnès Angotti à l’AFP. « Nous collaborons avec l’administration fiscale comme nous l’avons toujours fait, en toute transparence, et sommes confiants quant aux suites qui pourraient être données à ce dossier », a-t-elle ajouté cette semaine, sans autres commentaires.
Sollicités, la Direction générale des finances publiques et ses avocats n’ont rien dit du dossier, soumis au secret fiscal. Mais la cour d’appel a détaillé l’argumentaire de la DNEF. Elle soupçonne Tomcat International et d’autres holdings étrangères de « s’être soustraites […] au paiement de l’impôt sur les bénéfices ou des taxes sur le chiffre d’affaires » en France. Pays où elles auraient pourtant exercé leur activité commerciale ou financière.
Paradis fiscaux
La marque de cosmétiques, mère de la vinothérapie, est née au Château Smith Haut Lafitte, célèbre grand cru bordelais. Le roi Charles III d’Angleterre l’a visité en septembre durant son voyage en France. Début décembre, le rappeur américain Jay-Z y fêtait son anniversaire avec sa compagne Beyoncé. Mathilde Thomas est une fille des propriétaires. En 1993, lors des vendanges, elle et son futur mari apprennent d’un scientifique que les polyphénols, des molécules complexes, de pépins de raisin sont « les antioxydants les plus puissants du monde végétal ». Le site internet de Caudalie raconte la suite : une première crème antirides, une « eau de beauté » qui séduit Victoria Beckham, des succès commerciaux qui s’enchaînent. En 2012, une boutique spa ouvre à New York, plus de 50 suivent à travers le monde.
La cour d’appel, elle, relate que dès 2004, le couple fondateur a créé une holding au Luxembourg. Trois ans plus tard, elle intègre la SAS Caudalie, dont les époux détiennent 99 % des parts. En 2010, ils s’installent à l’étranger et transfèrent le capital du Grand-Duché à Jersey, via une firme « spécialisée notamment dans l’optimisation fiscale » ; puis, en 2015, à Gibraltar dans une société qui détient les droits de propriété intellectuelle du groupe et perçoit les dividendes afférents. Ces deux derniers territoires sont « considérés par la communauté internationale comme des paradis fiscaux », indique l’un des arrêts rendus en juin.
Hôtel particulier
En 2017, enfin, voit le jour Tomcat International qui récupère les droits sur les marques et brevets des cosmétiques vendus dans le monde entier, peu avant que la famille Thomas ne rentre à Paris. La « présomption de fraude » porte sur l’activité de ces différentes holdings, qui s’exercerait « à partir de la France » sans y être déclarée.
Pour la DNEF, les entités créées au Luxembourg, à Gibraltar ou au Royaume-Uni, faute « de moyens humains et matériels adaptés », utilisent en réalité ceux de la SAS Caudalie, véritable « centre décisionnel ». Dans le cadre de son contrôle, le fisc a d’ailleurs rejeté une déduction de frais de gestion facturés en 2018 et 2019 par la holding Tomcat à la filiale française, « insuffisamment justifiés » à ses yeux.
Ces « management fees » atteignaient un million d’euros par an, en vertu d’une convention prévoyant le versement forfaitaire de 6 000 euros par jour à chaque conjoint, en rémunération de leurs conseils. Réellement prodigués depuis Londres ?
L’an dernier, Paris Match a rencontré les époux Thomas au siège de la SAS Caudalie dans le 8e arrondissement parisien. « D’où ils pilotent un groupe employant 1 000 personnes », écrivait le magazine. Chacun « à des étages différents », précisait Bertrand Thomas dans ce vaste hôtel particulier : les agents du fisc ont dû constituer neuf équipes pour visiter les lieux.