Étienne Lamotte, directeur de la stratégie de Double 2, agence spécialisée en événementiel, contenus et influence, s’est interrogé sur la dépolitisation des marques. Dans un monde où tout apparaît politique, cette tendance se vérifie-t-elle vraiment ?

Dans une présentation réalisée pour Double 2, vous compilez des observations et des exemples illustrant une certaine dépolitisation des marques, alors même que celles-ci n’ont jamais autant pris la parole sur des sujets sociétaux ou environnementaux…

Étienne Lamotte. En réalité, je suis d’accord avec le postulat de départ de Raphaël Llorca [auteur du Roman national des marques, essai sorti en septembre 2023, dans lequel il pense l’influence des marques sur la représentation collective de la France]. 60% des Français pensent que les entreprises ont aujourd'hui un rôle plus important que les gouvernements dans la création d’un avenir meilleur (Edelman), 33% d’entre eux, que c’est une bonne chose que les entreprises parlent de politique (Observatoire Havas des marques dans la cité) et 41% des Français ont le sentiment de ne faire partie d'aucune communauté (Raphaël Llorca). C’est un point de départ intéressant. D’abord, qu’entend-on par dépolitisation ? Tout est politique. Ensuite, le rapport d’engagement peut être multiple, et est susceptible d’aller jusqu’au militantisme. Par exemple, Patagonia est en mesure de s’engager car son sujet, la défense de la planète, est peu clivant, et ses consommateurs, les CSP+, urbains, adhèrent à cette valeur.

Donc, pas de dépolitisation ?

Certains sujets seront moins abordés par les marques dans les prochaines années. Après avoir multiplié les engagements inclusifs, par exemple en changeant la représentation de ses personnages (en choisissant une Petite Sirène métisse ou en souhaitant remplacer les sept nains de Blanche-Neige par des créatures magiques), Disney est passée de la 4e à la 77e place dans le classement des marques préférées des Américains, réalisé par Axios et Harris pour 2023. Budweiser a vu ses ventes pâtir après une campagne mettant en scène une égérie transgenre. Vraisemblablement, cette bière est appréciée par les conservateurs au vu des performances désastreuses de la campagne. Le distributeur américain Target a commercialisé puis retiré une collection LGBTQ de ses magasins, se faisant conspuer dans les deux camps, au lancement puis à l’arrêt de la collection. Ces marques voulaient rassembler autour de valeurs universelles : elles ont, au contraire, continué à diviser autour de clivages. Pour une marque mondiale, se positionner fait perdre des consommateurs directement et a un impact sur le business.

Et en France ?

La France a tendance à suivre le chemin des États-Unis, mais pas sur les mêmes sujets. Aux États-Unis, c'est autour de l’origine ethnique et du genre que se cristallisent les tensions, c’est là-dessus que les marques vont se dépolitiser. En France, ce sont les sujets ayant trait à la relation et au fait religieux qui divisent. On se souvient de Decathlon qui, en 2019, au bout de 48 heures, avait retiré son hijab de sport de son site, et avait été mis à ce sujet dans une position très inconfortable. Par ailleurs, les traumatismes subis, tels que l’assassinat de Samuel Paty, augmentent encore ce clivage et l’explosion du corps social.

Diriez-vous que la guerre entre Israël et le Hamas va accentuer cette tendance ? Les (très rares) marques qui ont pris la parole sur le sujet ont subi des retours de bâton…

« Pour l’unité, faut des ennemis communs », chante le rappeur Vald… Désigner un ennemi commun, c’est un raccourci efficace pour rassembler les gens. En France, l’islamophobie, l’antisémitisme sont très présents. On ne fait pas de statistiques sur la religion mais on sait les poches de consommation que ces communautés représentent. Ce conflit rend visible un clivage déjà très marqué en Europe. Les marques, si elles se positionnent, ne peuvent que perdre.

En novembre, Zara avait posté en ligne le visuel d’une mannequin portant une écharpe verte, photographiée devant une porte rouge. Un contenu «as usual», selon moi. Mais l’enseigne a été accusée, en raison des couleurs choisies, de faire le jeu de la Palestine. La photo a suscité 145 000 commentaires. On ne sait même pas si c’était une volonté de Zara mais la marque a fait l’objets d’appels au boycott.

Les marques ne vont pas se dépolitiser, elles vont se politiser autrement : sur des sujets qui font lien, qui font sens. Apple, avec sa campagne autour de l’iPhone et de la confidentialité des données personnelles, a fait de sa faiblesse, à savoir son incompatibilité avec des appareils d’autres marques, une force, une différenciation. Les possesseurs d’iPhone sont sensibles à ce sujet des données personnelles.

Vous relevez un paradoxe, selon lequel les marques « ont le choix » entre renier leurs engagements et perdre en authenticité, ou s’engager en risquant à terme une perte de business. Comment, pour elles, dépasser ce paradoxe ?

Je citerais l’adage « Connais-toi toi-même », et connais aussi tes consommateurs, leurs valeurs, leurs clivages et ce qui les rassemble. Au fond, chacun est d’accord, par exemple, sur le constat que les minorités sont plus fragiles. Mais les marques, quand elles s’expriment sur le sujet, le font-elles parce que c’est dans l’air du temps, pour ne blesser personne, pour autre chose ? Disney ou Budweiser, contrairement à Apple, ont laissé l’actualité dicter leur engagement politique, elles ne sont pas restées maîtres de leur agenda. Un engagement ne se décide pas du jour au lendemain. Il faut qu’il soit constitutif d’une stratégie globale. Autre question pour les marques, celle de savoir à quel point elles sont perçues comme authentiques.

Auriez-vous un exemple à suivre d’une « dépolitisation » réussie ?

Nike en est l’un des meilleurs exemples. Elle maîtrise l’agenda. Son engagement est fondé sur un discours sur la performance, sur des valeurs plus universelles aujourd’hui. Le succès dépend de plusieurs choses : le timing, la maîtrise de l’agenda, une profonde compréhension de ses cibles.

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