De grandes entreprises, contestées pour leur bilan carbone, se posent de plus en plus comme des partenaires de centre de recherche publics. Mais l’argent du privé peut-il soutenir la science sans orienter les chercheurs au détriment de l’environnement ? Face à TotalEnergies, les étudiants de l’École polytechnique ont dit « stop ! ». Par Jean-François Julliard, directeur général de Greenpeace France.
Le greenwashing, tout le monde ou presque connaît. Les vols « neutres » en carbone d’Air France, le « 100 % recyclé » d’Adidas ou New Balance, les éoliennes des publicités de Chevron et des autres majors pétrolières, ces campagnes de communication qui hérissent le poil de tous ceux qui ont la fibre écologique ont fleuri ces dernières années sur nos écrans et sur les panneaux publicitaires de nos villes. Le greenwashing est une stratégie marketing dangereuse pour la planète. Elle trompe les consommateurs sur l’impact réel sur l’environnement du produit ou du service qu’ils achètent. Bien entendu, aucune marque ne communiquera jamais sur la pollution de ses usines de production. Mais faire croire, à l’inverse, que son business fait du bien à la planète, à grand renfort d’images de nature ou de slogans mensongers, est une pratique irresponsable qu’il est urgent de réguler.
Mais qui connaît le « science washing » ? Moins orientée vers le grand public et moins présente dans les campagnes de communication, cette pratique est tout aussi problématique que le greenwashing. Le science washing concerne l’ensemble des stratégies de communication et d’influence d’une entreprise ou d’une organisation qui utilise la science dans le but d’améliorer son image et de crédibiliser ses choix stratégiques, et notamment de se présenter comme un acteur responsable en dépit de la réalité et de son modèle économique.
Le science washing est rendu possible, entre autres, parce que l’ensemble des financements publics dans la recherche n’ont cessé de baisser au cours des dernières années. La récente loi de programmation pluriannuelle de la recherche a mis en œuvre de nouvelles dispositions favorisant les rapprochements entre laboratoires publics et acteurs privés. La recherche partenariale est sortie grande gagnante de cette loi, au détriment des crédits récurrents alloués aux unités de recherche. Dans le secteur spécifique de l’environnement, la proportion des financements publics est passée de 80 % à moins de 50 % en 20 ans.
Un chercheur de l’Institut Pierre-Simon Laplace, spécialisé dans les sciences du climat, explique que « les financements de la recherche publique en sciences du climat ne sont pas suffisants face à l’urgence climatique. Par ailleurs, obtenir un financement privé est plus facile. L’Agence nationale de la recherche, c’est deux mois pour construire un projet avec une chance sur dix d’obtenir les financements à la fin. Un industriel, si c’est lui qui vous contacte, c’est 100 % de chances d’aboutir. »
55 % des structures publiques de recherche financées par TotalEnergies
Un récent rapport de Greenpeace a pointé du doigt l’utilisation sans précédent de ces stratégies d’influence par le groupe TotalEnergies. L’organisation environnementale a analysé les financements de 103 structures publiques de recherche en France. 55 % d’entre elles entretiennent des liens avec TotalEnergies. Les formes de ces partenariats sont diverses. Cela peut aller de simples contributions financières à des partenariats étroits entraînant la participation de membres de TotalEnergies aux instances de gouvernance de structures publiques de recherche.
Si l’objectif recherché par le groupe pétro-gazier n’est pas communiqué de manière transparente, ses choix posent question sur son intention. Plus d’un tiers de ses partenariats avec des unités de recherche concerne la transition écologique et notamment des thématiques chères au groupe comme la capture et le stockage de carbone. Cette technologie qui consiste à séquestrer dans le sol le carbone émis lors d’activités industrielles pour éviter d’aggraver la crise climatique, est fortement contestée par les scientifiques. Ils y voient une technologie largement immature, extrêmement coûteuse et qui nous détourne de l’essentiel, à savoir réduire à la source nos émissions de carbone et non les cacher sous le tapis.
TotalEnergies a voulu aller plus loin dans cette entreprise de science washing en tentant d’installer un centre de recherche et développement au cœur même du campus de l’École polytechnique, sur le plateau de Saclay, dans le sud de Paris. Plusieurs étudiants ont rapidement dénoncé ce projet au cours de l’année 2020 et un sondage en interne a montré que 61 % des élèves étaient contre cette implantation. Ils ont été rejoints en décembre de la même année par 47 membres du Laboratoire de météorologie dynamique qui mettaient en avant la nécessité de « garantir une recherche publique et un enseignement supérieur forts et indépendants des intérêts privés ». Ils ajoutaient à leur inquiétude le fait que ce projet « concerne un acteur majeur de l’extraction d’énergies fossiles et qu’il y va de la confiance de la société envers la communauté scientifique face au changement climatique et ses impacts ». Face à la pression grandissante, TotalEnergies a préféré reculer et a annoncé, début 2022, sa décision de ne pas mener ce projet à son terme.
Au départ, l’intention de cet article était d’interroger Patrick Pouyanné, le PDG de TotalEnergies. Il est généralement favorable à s’exprimer dans les médias et communique lui-même abondamment sur les réseaux sociaux. Mais dans ce cas précis, il n’a pas souhaité répondre aux questions posées. Contactée, la direction de la communication du groupe n’a pas donné suite non plus. Pas plus que les responsables de la chaire « Avenir commun durable » du Collège de France, financée par TotalEnergies. Le sujet est délicat et plusieurs chercheurs craignent des représailles ou des coupes budgétaires s’ils s’expriment sur ces partenariats contestés.