Société
À la suite d’une énième bavure policière aux États-Unis, le mouvement militant pour l’égalité et la reconnaissance des droits des Noirs, Black Lives Matter, reprend du service. Prises d’une conscience soudaine, les marques prennent aussi position. Lame de fond ou opportunisme ?

«Se taire, c’est être complice». Ainsi réagissait Netflix sur Twitter, au lendemain du décès de George Floyd à Minneapolis. Habituellement connue pour ses tweets caustiques, la plateforme de streaming a cette fois-ci adopté un ton grave. L’heure est à la mobilisation. Diffusée sur les réseaux sociaux, la vidéo montrant le meurtre de cet Afro-Américain de 46 ans, sous la brutalité des policiers américains, insuffle un nouvel élan au mouvement en faveur de la libération des minorités. 

Que ce soit aux États-Unis ou en Europe, le mouvement Black Lives Matter [BLM, les vies noires comptent] gagne du terrain. Pour comprendre son origine, il faut remonter à 2013. « À la suite d'une énième bavure policière, le meurtrier du jeune Afro-Américain Trayvon Martin a été acquitté. Le mouvement s’est alors organisé à partir de la coalition de plusieurs associations militantes pour les droits civiques des Noirs aux États-Unis. Il s’est amplifié à partir de 2014 avec la révélation publique d’actes de violences policières filmés par des amateurs à l’aide de leur smartphone et diffusés sur les réseaux sociaux», rappelle Nicolas Martin-Breteau, maître de conférences à l’université de Lille et historien des États-Unis. Une réalité faite d’injustices amplifiées dans un contexte de pandémie. «La population afro-américaine est, pour des raisons de précarité, la plus exposée face à la pandémie de coronavirus. Ce paramètre est venu renforcer cette vérité d’injustice et d’inégalité», explique Emma Fric, cofondatrice du cabinet de tendance The Prospectivists.

Sensibilité naissante

Une vérité effroyable qui touche tout le monde, même les marques. À coup de «disclaimers» sur leurs réseaux sociaux ou de communiqués de presse, Nike, Adidas ou encore Disney affichent leur soutien. Certes, l'engagement des marques dans des causes n’est pas nouveau. Ce qui est inédit, c’est la rapidité avec laquelle elles ont pris position dans cette lutte contre l’inégalité. «Nous sommes dans une période de sensibilité naissante. Avant de s’engager dans ce mouvement, les marques venaient de prendre part à la lutte anti-Covid-19. Que ce soit LVMH, Kering, L’Oréal ou des entreprises de textiles, elles ont toutes proposé leur aide», explique Sandrine Ventura, présidente de Milla-Rose Agency. 

Pour certains de ces annonceurs, les actions dépassent la simple manifestation d’empathie. Disney, Fenty ou encore Ben&Jerry’s démontrent par leurs engagements divers leur lutte pour plus d’inclusion. «Même si nous faisons partie du groupe Unilever, nous avons notre propre board qui est inclusif et égalitaire. Aux États-Unis et en Angleterre, l’engagement de Ben&Jerry’s est reconnu. C’est à la suite de l’affaire Ferguson [mort de Michael Brown sous les coups de feu d'un policier en 2014] qu’ils ont pris parti dans le mouvement BLM. D’ailleurs devant notre siège américain, trois drapeaux sont levés : américain, BLM et LGBTQ+», note Sandra De Lassus, responsable marque France de Ben&Jerry's.

Parallèlement, des enseignes dont le comportement n’est pas tout à fait irréprochable ont également suivi le mouvement. Opportunisme ou réelle sincérité ? La course au faux «brand purpose» est lancée. YouTube s’est vu attaqué pour son manque de modération face aux contenus appelant au racisme, Amazon, pour les conditions de travail de ses employés… Plus opportuniste encore, la maison de luxe Céline a elle aussi joué sur la corde sensible des internautes. C’était sans compter sur l’œil aguerri de l’instagrammer masqué de la fashion sphère @Diet Prada. Il/elle a passé en revue le board stratégique de Céline, ses mannequins, ses photos… qui ne manifestent quasiment aucune diversité. «Les marques doivent être actrices de leur propre changement, et non simplement suivre la vague. Les pillages des marques de luxe aux États-Unis pendant les manifestations témoignent d’une contestation des consommateurs, qui demandaient aux grandes marques de se mouiller enfin ! Comme avoir des égéries inclusives, adopter des éléments de langage autour de la diversité et de l’inclusion... Nommer des chef(fe)s de la diversité, c’est très bien, mais à mon sens, le contour de ce poste reste encore flou», lance Sandrine Ventura. 

Dans l’Hexagone, outre les maisons de luxe françaises dont le rayonnement est international, les prises de parole se font plus discrètes. Voire inexistantes. «Le racisme reste un sujet tabou en France et les marques ne se sentent pas à l'aise pour prendre publiquement la parole sur le racisme. La lecture du paysage politique et culturel français est plus complexe que celle d’un pays plus binaire politiquement comme les États-Unis», juge Olivier Creusy, directeur des programmes à l’Iscom Paris. «Finalement cela relève d’un problème plus profond qui remonte à l’éducation. En France, nous restons bloqués sur une vision homogène du pays qui n’existe pas», tranche Sandrine Ventura. 

Minute de silence

Une autre forme de manifestation est apparue sur les réseaux sociaux : le Black Out Tuesday. Mardi 2 juin, le noir était de rigueur sur Instagram, où les influenceurs se sont mis en «mute». Une minute de silence dans la cacophonie. Du simple écran noir à la création d’une campagne, les annonceurs ont suivi sur les réseaux. «Les marques ont su introduire une forme de rupture, adoptant un ton sobre, pour que le message soit saisi directement», résume Olivier Creusy. Nike donne le ton en détournant son célèbre slogan, «Just Do It» en «Don’t Do It» dans un film de 30 secondes. Son rival Adidas, a même retweeté le message avec ces mots : «Ensemble nous allons de l'avant. Ensemble nous changeons des choses». Sur Instagram, Puma - qui a déjà noué des partenariats avec des athlètes et des ambassadeurs engagés - publie un écran noir et apporte son soutien au Minnesota Freedom Fund. «Sur les questions raciales, les marques s’alignent généralement sur les mouvements de l’opinion publique. Mais parfois elles prennent des risques. Rappelez-vous de Nike avec Colin Kaepernick (ce dernier avait été écarté de la NFL)», mentionne Nicolas Martin-Breteau. Sans parler de Pepsi et de sa collaboration décriée avec Kendall Jenner. «Il y a un vrai décalage entre la réalité et ce qui est fait dans l’industrie dont il faut prendre conscience», pointe du doigt Stephan Loerke, chief executive officer de la fédération mondiale des annonceurs (WFA).

Être crédible

Encore faudrait-il que les actions accompagnent la parole. «Pour que l’engagement soit authentique, il faut être crédible. La nouvelle génération n’est pas dupe, elle reconnaît facilement les imposteurs. Les consommateurs d’aujourd’hui attendent des marques qu’elles adoptent une conscience environnementale, sociale…, qu’elles deviennent des partenaires qui fédèrent», intervient Emma Fric. Après la communication, place aux actions concrètes ? «Si c’est juste pour faire du bruit, ça ne sert à rien. Prendre part à des actions doit participer à des changements systémiques», invoque Sandra De Lassus de Ben&Jerry’s.

À l’image de Mary Barra, PDG de General Motors qui a annoncé la création d’un comité consultatif pour l’inclusion. Cet élan de liberté est la résultante d'un mouvement de fond qui émerge depuis une dizaine d’années, en témoignent les luttes MeToo, LGBTQ+, Extinction Rebellion… «La contestation a dépassé la dimension communautaire, entraînant un écho au sein des entreprises, qui commencent à se poser des vraies questions», analyse Sandrine Ventura. Reste à voir quelles seront les réponses. 

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