L’aveu de Maurice Lévy est étonnant : «il ne faut pas m'en vouloir si je pense plus en possible qu'en rêve», disait-il il y a quelques jours à Influencia. Espérons qu’il s’agisse plus de pragmatisme que de résignation. Pourquoi cher Maurice (je me permets cette familiarité confraternelle) ne plus prendre vos beaux rêves – «il faudrait pour que les transformations soient plus profondes et que les entreprises mettent le bien en tête de leurs objectifs que la finance puisse suivre» – pour des réalités à faire advenir ?
Car le rêve est vital pour l’Homme comme pour l’animal. Dans un excellent ouvrage Pourquoi dormons-nous, le docteur Matthew Walker livre le résultat de 20 ans de recherche. On y apprend, entre autres, l’incroyable travail du cerveau pendant que nous dormons. Il trie, il classe et se reboote… en rêvant. Cette pause active de notre unité centrale n’invente rien. Elle puise dans le présent et dans la mémoire, pour mieux la rafraîchir et nous donner l’envie d’aller de l’avant. Bref, comme dit le sage de Kung Fu Panda : «hier est derrière, demain est mystère, et aujourd'hui est un cadeau, c'est pour cela qu'on l'appelle le présent».
Notre présent à nous est une catastrophe et non une crise. La différence tient à l’après. La crise passée, la vie reprend son cours comme avant. La catastrophe, elle, impose de tourner la page, d’inventer un après qui aille au-delà d’un simple reboot. Nous voilà donc tenus de mettre un peu de demain dans notre aujourd’hui. Le philosophe Martin Steffens l’explique au journal La Croix : «l’après se transforme à mesure que l’on rentre dans le présent. Au début de l’épidémie, il s’agissait surtout de reprendre la vie d’avant. L’après ne voulait pas trop déranger… Puis on a compris que rien ne serait plus tout à fait pareil… Quand le présent révèle ses failles, l’avenir a des droits sur lui. L’avenir a beau jeu : n’étant pas encore là, on ne peut que le rêver».
Attente immense
Alors, rêvons maintenant. Dans les classes de direction d’orchestre, lorsqu’un élève oublie de donner un départ, le maître arrête l’orchestre et dit au novice : «c’est passé», pour bien lui signifier que la musique est flux, mouvement perpétuel. Comme la vie. Le reboot est un rendez-vous avec la raison d’être de nos métiers qu’il ne s’agit donc pas de rater. Un rendez-vous avec toute une génération, mais aussi un rendez-vous avec un lâcher-prise qui impose de se rendre.
L’attente d’une génération est immense. Comment ne pas être touché par ces multiples Teams et autre Zoom dans lesquels on entend les cris et les rires des enfants de nos collaboratrices et collaborateurs ? «Désolé, l’école vient de se terminer, c’est la récré», s’écrit l’un d’eux d’un rire fatigué. Si le télétravail remplit plutôt bien son office, les échanges avec les équipes traduisent une inquiétude, une angoisse même, que l’écran et les voix déformées accentuent. Leurs contributions à la correspondance confinée avec Gilles Deléris décrivent hélas «la résignation, la chute d’attractivité de l’industrie, le pourcentage délirant de personnes considérant que leur métier est un “bullshit job” et des talents qui, 30 ans passés, se détournent d’une industrie perçue comme étant tout à la fois dure et manquant de fond».
Le défi écologique, la décroissance énergétique subie, la crise économique et sociale qui s’annonce sont autant d’ardentes obligations de changer les choses en profondeur. Et les métiers de communication doivent se situer en avant de ces changements pour les éclairer, les doter d’un imaginaire, et les rendre désirables. Le XXIe siècle, dont ce sera l’an 1 après Covid, ne doit pas être un siècle triste et résigné. Entre Hulot ou Houellebecq, il faudra choisir.
Allier enjeux de marché et responsabilité
Mais nous devons aussi nous rendre à l’évidence. Nos métiers ne font plus rêver. Le marketing est comme la vitesse, dépassé, par les nouvelles attentes de la société et de consommateurs impatients de voir les marques faire leur part et contribuer aux enjeux sociétaux. Le reboot passera par un «contributing» qui sache allier enjeux de marché et responsabilité en s’ancrant sur quatre valeurs. La confiance d'abord. Plus que jamais, nous allons avoir besoin de conjuguer la confiance sous tous les modes. Confiance en nous-même, dans l’avenir et dans les autres. Repoussons tout fatalisme, tout immobilisme, en fédérant le maximum de contributeurs actifs, enthousiastes et compétents, prêts à inventer des solutions nouvelles face à la complexité.
Ensuite, l’Homme social. Le capitalisme digital, grand vainqueur de cette crise, risque d’hypertrophier un individualisme déjà bien ancré dans la société. Grâce à l’Observatoire de la marque France de l'agence W, nous savons combien notre nous est malade. Les Français, cherchant à se protéger, ont mis leurs chariots en cercle par une «ego-logie» assumée. Défendons l’idée que, malgré la distanciation physique (et non pas sociale), nous avons un besoin vital de relation, de conversation pour faire société.
Troisième valeur, les libertés. Les GAFA ne sont pas simplement de très grandes entreprises. Pourquoi d’ailleurs critiquer leur succès ? Mais comme l’évoque Vincent Mayet dans son ouvrage Amazon, main basse sur le futur, leur domination technologique qui préempte des pans entiers de notre vie sociale – l’accès pour Google, le marché pour Amazon, la relation pour Facebook, la créativité et le divertissement pour Apple – fait peser une menace réelle sur nos libertés individuelles. Ne soyons pas naïfs et mettons-nous aux côtés de ceux qui se battent pour défendre leur souveraineté technologique et préserver les libertés.
Enfin, l’équilibre. Il s’agit bien sûr des grands équilibres (émissions de CO2, réchauffement climatique, décroissance énergétique…), mais aussi des petits : vie personnelle, vie professionnelle, télétravail, l’après open space… La dimension architecturale, physique et comportementale de nos métiers sera essentielle pour les réincarner, les reconnecter au réel.
Un reboot de sens
Avec le Covid, ces valeurs se sont déployées dans un «contributing» d’urgence. Toutes les marques qui se sont engagées pour porter secours ont rencontré une réceptivité exceptionnelle de la part des consommateurs. Mais que va-t-il se passer maintenant ? Aucune marque ne pourra se dispenser d’inscrire sa contribution sociétale dans une stratégie de long terme. Cela passera par un capitalisme plus équitable, et plus sociétal, qui sache répondre aux enjeux d’un siècle qui sera sans doute celui de la santé publique.
La raison d’être et l’entreprise à mission en seront d’excellents vecteurs. Ne craignons pas le reboot qui s’annonce. Il sera sanitaire et salutaire. Un reboot de sens. Sens, mot polysémique, diamant du vocabulaire français si cher à François Cheng. Sens, mot sublime qui rime avec l’espérance de la poétesse Marceline Desbordes-Valmore :
Donne-moi l’espérance ;
Je te l’offre en retour.
Apprends-moi la constance.