De plus en plus de jeunes, sur les pas d’Inoxtag ou de Léna Situations, alertent sur l’addiction aux écrans dont ils se sentent victimes. Le signe d’un trop-plein ? Ou d’une volonté d’ailleurs ?
Et si le problème, c’était le nombre ? Facebook, Instagram, TikTok, YouTube, Snapchat, LinkedIn, X… Mais aussi WhatsApp, Messenger, Telegram, Bluesky… Et, au-delà, les Amazon, Netflix, Microsoft ? Sans compter les opérateurs télécoms, les sites de vente en ligne, les applis et, bien sûr, les médias. Pour la plupart de ces interfaces, la possibilité d’actionner des notifications et l’utilisation d’algorithmes de recommandation. Arnaud Mercier, professeur en sciences de l’information à l’université Paris Panthéon-Assas, parle d'« hybridation des supports » qui fait qu’on s’informe de plus en plus sur les réseaux sociaux (29 % en 2024, soit cinq points de plus qu’il y a sept ans, selon Médiamétrie) mais pas uniquement par ce moyen. D’où une fatigue informationnelle qui est liée à une sursollicitation du regard.
Résultat, notre temps de cerveau n’est plus disponible pour un canal mais pour tous : il est happé en permanence par d’innombrables publications en ligne. Le point de convergence ? Notre smartphone, bien sûr. En moyenne en France, d’après Data.ai, le temps passé sur un mobile est de 3,6 heures en 2023. C’est encore loin de la moyenne mondiale qui en est à plus de 5 heures et en hausse de 6 % par an.
Selon Médiamétrie, le problème est encore plus aigu chez les 15-24 ans en 2024. Quand l’internaute consacre 56 minutes par jour aux messageries et aux réseaux sociaux, ces jeunes y passent 2 h 24, à raison de 4,4 canaux par individu, contre 3,5 pour la population. Une moyenne qui sous-évalue les conduites addictives. Un Zone interdite de M6, publié le 22 septembre et intitulé « Écrans, sommeil, anxiété : nos ados en dangers ! », montre qu’un jeune sur deux souffre de troubles anxieux ou dépressifs. Pour ces générations surexposées aux réseaux sociaux et aux plateformes, la vie derrière un écran mobile peut atteindre sept ou huit heures.
TikTok, par la puissance addictive de son algorithme capable de cerner avec précision des profils, y est pointé du doigt (alors même que la loi, en Chine, empêche de rendre les mineurs dépendants aux réseaux sociaux). Le scrolling, en particulier, par la dopamine qu’il infuse dans le cerveau, n’est pas sans effet : « 40 % des adolescentes qui scrollent plus de cinq heures par jour développent des signes de dépression », rapporte le documentaire de Karelle Ternier. Et au-delà de quatre heures de réseaux sociaux par jour, le risque d’anxiété triple chez les jeunes.
Selon une étude publiée en avril par le Centre national du livre, les 7-19 ans passent 3 h 11 par jour sur les écrans, et jusqu’à plus de cinq heures pour les garçons de 16 à 19 ans. L’hyper-connexion entraîne de nouveaux comportements chez les ados comme le fait de ne pas quitter son lit pour passer d’un réseau social à une plateforme de streaming. Surtout, le réseau dit « social » finit par détruire l’interaction réelle, les jeunes addicts n’éprouvant plus le besoin de se voir « IRL » (in real life), puisqu’ils sont accros à leur mobile même quand ils se retrouvent entre eux. Comme le montre Karelle Ternier, il y a une corrélation entre le temps passé sur les réseaux et la dégradation du moral ou une estime de soi défaillante. Sans parler de l’isolement numérique renforcé par le fait que ces jeunes n’éprouvent plus le besoin de sortir du cocon familial. « Il y a une épidémie de solitude aux États-Unis, constate-t-elle, mais des géants mettent des milliards de dollars pour développer leurs algorithmes. Comment voulez-vous que nos ados puissent se battre ? ».
Bombardement excitatoire
Ludovic Gicquel, pédopsychiatre au centre hospitalier Laborit de Poitiers, va plus loin dans l’accusation : « Il n’y a jamais eu un tel bombardement excitatoire et stimulationnel, confie-t-il en marge de la projection du documentaire de M6, nos enfants sont devenus des parts de marché à des fins commerciales. Les jeunes le perçoivent bien. On a là une société de l’anti-développement qui vise à exposer aux mêmes stimuli. Ce faisant, on ne protège pas nos enfants, il y a une forme d’abus de faiblesse. C’est pourquoi je suis favorable à une taxe sur l’addiction, sur le principe du pollueur-payeur, qui serait reversée aux centres médico-psychologiques ». D’autant que les petits écrans creusent la dette de sommeil : en 25 ans, rappelle Karelle Ternier, les ados dorment une heure de moins par jour quand le retard est de 17 minutes pour les Français. « Cela fait une nuit en moins par semaine ou 52 nuits blanches par an », note-t-elle. La santé mentale mais aussi les résultats scolaires et la sociabilité des jeunes s’en ressentent.
Certains pays n’ont pas hésité à légiférer cette année. L’Espagne a passé de 14 à 16 ans l’âge minimal pour ouvrir un compte sur les plateformes. L’Australie a adopté, le 28 novembre, une loi interdisant les réseaux sociaux aux moins de 16 ans. Le texte, qui entrera en vigueur en novembre 2025, impose aux géants de prendre des « mesures raisonnables » pour mettre en place des dispositifs de vérification de l’âge. En France, Jean-Noël Barrot, lorsqu’il était ministre délégué chargé du Numérique, s’est concentré sur l’accès aux sites pornographiques par les mineurs, autre source d’addictions, à la suite de plaintes d’associations. Les mesures techniques de contrôle semblent difficiles à mettre en œuvre et pas incontournables (VPN…). Du même coup, les réseaux sociaux peuvent paraître aussi hors d’atteinte. « Il suffit de donner une fausse date de naissance », témoigne sur M6 Justine Atlan, directrice générale de l’association e-Enfance, qui milite pour la présentation obligatoire d’une pièce d’identité avant l’inscription.
Mois sans écran
La solution viendra-t-elle des jeunes eux-mêmes ? À la suite d’Inoxtag, qui invitait à s’éloigner des écrans à la fin de son documentaire sur son ascension de l’Everest, de nombreux influenceurs appellent à la déconnexion. Léna Situations, avec ses 11 millions d’abonnés tous réseaux confondus, raconte son « mois sans écran » et invite à « reprendre le contrôle sur cette addiction ». « Leurs messages ont beaucoup plus d’efficacité auprès des jeunes que toutes les campagnes (de prévention) », assure à l’AFP Thomas Rohmer, directeur de l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique.
Camille Fourcade et Killian Jaffrelot, deux jeunes de 21 ans, addicts repentis, ont, eux, sorti leur bâton de pèlerin. À Bordeaux et dans d’autres villes de France, ils partent à la rencontre de leur génération pour lui expliquer les vertus du "No scroll day" : un samedi par semaine sans réseau social. Leur idée ? Montrer non ce que l’on perd mais ce que l’on gagne à laisser son portable au vestiaire. Plutôt que des vidéos anxiogènes tirant vers l’anorexie quand on est une fille manquant de confiance en soi, des rencontres réelles qui donne envie de sourire à la vie. « Un détail, note Camille, mais Tinder, comme toutes les plateformes, n’a aucun intérêt à ce que tu trouves quelqu’un : ils préfèrent te garder… »