Les États généraux de l’information, mis en place à la demande du président de la République, seront l’occasion de se pencher sur la détérioration des conditions d’exercice du journalisme. Des solutions s’esquissent pourtant déjà.

Elise Descamps, secrétaire général de CFDT-Journalistes, a profité de la présentation des États généraux de l’information (EGI), à Paris, le 3 octobre, pour interpeller le comité de pilotage présidé par Bruno Lasserre : « Pourquoi ne trouve-t-on pas le mot “journaliste” dans vos dix priorités ? Il y a des questions sociales au sein des États généraux de l’information, des questions de précarité, de droit des pigistes maltraité, de management souvent violent, de charge de travail extrêmement élevée… Le climat est extrêmement difficile ».

Dès le lendemain, devant la polémique suscitée par les syndicats de journalistes s’étonnant de n’être pas associés à l’organisation de ces États généraux, Christophe Deloire, leur délégué général, a dû préciser que les syndicats et les sociétés de journalistes pourront y participer et que « les conditions de travail et le statut des journalistes sont à l’agenda ».

Le 19 septembre dernier, le Syndicat national des journalistes organisait justement avec Technologia une table ronde à la Bourse du travail intitulée « Conditions de travail des journalistes : la démocratie est-elle en danger ? », avec Jean-Marie Charon, sociologue des médias du CNRS, Louis Dreyfus, président du directoire du groupe Le Monde, Eric Valmir, secrétaire général de l’information de Radio France, Jean-Claude Delgènes, président de Technologia, et Emmanuel Poupard, premier secrétaire national du SNJ.

Il en est ressorti une tendance à l’accroissement de la pression liée à des nécessités de production dans l’urgence dans une économie et une temporalité contraintes. « Il y a les journées sans fin, les permanences à assurer parce qu’on est jeune… Avec le numérique - qui emploie un tiers des journalistes - on est confronté à l’obligation de livrer tant de papiers par jour, par demi-journée ou par heure », résume Jean-Marie Charon. Après la crise sanitaire, le télétravail a un peu mis à distance le sentiment de pression, mais l’isolement des journalistes et la diminution du lien social ont eu pour conséquence d’amoindrir les capacités créatives et l’intelligence collective des rédactions, selon Technologia (voir ci-dessous).

« Le journaliste peut être sollicité à tout moment, reconnaît Louis Dreyfus, il a beaucoup de mal à concilier le temps de réflexion, de production et le temps personnel. Une des options est de travailler sur le droit à la déconnexion. Il faut qu’on fasse attention et y réfléchir ». En attendant, Le Monde emploie une dizaine de salariés à Los Angeles pour assurer une production 24/24 sur les horaires nocturnes en France. Le patron relève aussi qu’un « excès de télétravail détricote le collectif et si chaque journaliste reste dans son couloir de nage, on fera un moins bon journal ». Il note aussi que cela a un impact sur la capacité des organisations salariales à représenter et à mobiliser les salariés comme à identifier les facteurs de risques.

Précarisation croissante

Autre facteur notable, la précarisation croissante de la profession, en particulier chez les jeunes qui ont parfois des jobs parallèles malgré un bagage universitaire important (Bac +5 à +7). Selon la Commission de la carte, les deux tiers des titulaires de 30 ans ou moins sont ou à la pige ou en CDD. Mais d’autres formes d’emploi existent comme le paiement sur facture, y compris dans le service public, ce qui tend à faire du journaliste un prestataire de services. Emmanuel Poupard, du SNJ, note que « la tendance à faire des journalistes des producteurs de contenus ou des autoentrepreneurs s’est accélérée, y compris dans des grands groupes comme Reworld ». Or selon Jean-Marie Charon, ce qui motive les apprentis journalistes, qui n’ont jamais eté aussi nombreux dans les écoles, c’est « la démocratie par le bas », autrement, la volonté d’être utile à la société, de mener un travail assez approfondi et partagé sur l’actualité. Le scoop, selon lui, ne suscite plus beaucoup d’appétence chez les jeunes recrues dans une époque de sursollicitation cognitive et de fatigue informationnelle.

Eric Valmir, à Radio France, remarque pourtant qu’il y a « beaucoup moins de jeunes et de lycéens qui veulent être journalistes, et beaucoup pensent que ce n’est pas pour eux ». Pour lui, les nouvelles générations n’acceptent plus d’être corvéables à merci. Il faut « savoir ralentir » pour éviter les burn-out qui touchent particulièrement la profession et travailler sur les « formats longs » ainsi qu’à une « respécialisation des parcours » en suscitant des vocations de journalistes scientifiques, face au dérèglement climatique. À la logique du scoop et de la preuve par l’image (qui peut être trompeuse), il préfère la notion d'« info fiable et certifiée ».

Car pour Emmanuel Poupard, du SNJ, ce qui est le plus inquiétant, c’est que les professionels n’ont plus le temps de recouper leurs infos (à 46 % selon le baromètre 2022). Jean-Claude Delgènes, de Technologia, ajoute que cela met le journaliste en danger alors même que ses compétences ne sont pas toujours reconnues et que les collectifs rédactionnels sont souvent sous pression actionnariale : « Il y a une grande peur et une autocensure considérable », dit-il. Louis Dreyfus y voit le risque d’un métier moins attractif en particulier auprès des milieux populaires, donc qui peine à se renouveler et donc qui contribue moins à la qualité du débat public. Il faut, pour lui, conditionner les aides à la presse à l’emploi de journalistes et donner un droit d’approbation à la rédaction afin de légitimer sa cheffe ou son chef.

«Une profession fragilisée»

Intensification de la charge de travail, manque d’effectifs et de moyens, concentration des fonctions supports, développement de l’amplitude horaires, atténuation des frontières avec la vie perso… Le baromètre 2022 des journalistes, mené par Technologia, traduit l’évolution d’une « profession fragilisée », selon Marion Denneulin, responsable du département qualité de Technologia, qui observe par rapport à 2011 une croissance accrue (+7 points) de la pression perçue de la hiérarchie, avec des formes de concurrences interne et un stress journalistique en hausse (+8 points).

La pression temporelle ou la tendance à travailler plus vite est aussi en hausse de 8 points pour atteindre 80 %. Le cabinet a été « surpris » de voir que cela se traduit, pour 44 % des répondants, par l’impossibilité de vérifier ses sources. Le chiffre atteint même 60 % dans les télés et radios privées. Un quart des journalistes ne se sentent pas reconnus comme des contributeurs à une information de qualité et un tiers se disent victimes d’une exposition à la violence (deux tiers quand elle n’est que verbale) alors que le cyberharcèlement touche 20 % des répondants et que les violences sexuelles – au moins verbales – y sont plus importantes que dans d’autres métiers.

L’experte pointe aussi, pour 56 % des répondants, l’absence d’augmentation de salaires sur trois ans. La situation est particulièrement critique pour les pigistes puisque 80 % ne sont pas satisfaits de leur rémunération, près de la moitié constatant même que celle-ci a baissé. Enfin, sept journalistes sur dix (+10 points vs 2011) estiment que leur travail affecte leur santé. « La menace est moins tournée sur l’emploi que sur les conditions de travail », conclut l’experte.

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