Le livre fait de la résistance face au numérique, dans l’Hexagone, et offre de belles plages d’expression aux prête-plumes. Mais ce noble art serait menacé par l’explosion des formats plus courts. Quand le post supplante la prose.

Rentrée 2023 : 466 titres sont sortis entre la fin août et ce début octobre, un vrai goulet d’étranglement littéraire. Mais combien sont écrits par l’auteur dont le nom figure en couverture ? Combien mentionnent le nom de leur prête-plume ? Au pays d’Hugo et de Musso, le livre est encore un art noble, un passage obligé pour asseoir une crédibilité, un marchepied vers le pouvoir. Il n’y a qu’à voir le nombre de politiques à publier. Mais qui sont les écrivains de l’ombre, ces « ghostwriters », qui écrivent pour le compte d’autrui ? « Un métier méconnu, constate Kyle Hall avec son délicieux accent “british”, qui s’est lancé dans cet exercice depuis 2016. Forcément, il n’est pas vu, puisque “ghost” [fantôme]. Comment voulez-vous que le grand public le comprenne. Le connaisse. » Focus sur cette profession en proie à d’importantes mutations, et qui se cache désormais derrière… le digital.

« Qui écrit les livres des politiques ? », s’interrogeait Alexandre Duyck dans Livres Hebdo en janvier 2022. On pourrait se demander de la même façon quelle est l’identité des auteurs de leurs posts. La production à assurer pour les réseaux sociaux semble en tout cas exploser. La tendance est aux formats courts. Plus rompue à l’écriture des discours pour hauts fonctionnaires, Solène Thomas a vu la demande s’étoffer depuis un an et demi. « Printemps 2022, je ne savais pas où donner de la tête, raconte-t-elle. Probablement un gros phénomène de curiosité, mais pas toujours qualifiée. »

« Le livre, ça fait peur, il y a la taille, le nombre de pages », constate Pierre Mercier, qui se définit comme un « storyteller ». « Aujourd’hui, vous existez si vous êtes sur les réseaux sociaux. Le patron doit être l’ambassadeur de sa boîte. » Le digital, ce Français expatrié de longue date en Belgique en a fait son terrain de jeu, avec Philippe Deliège. « Avec l’écriture d’un bouquin, raconte ce dernier, aucun retour ne se fait entendre pendant un an. À la différence d’un post où la sanction de l’audience vient tout de suite. On voit qui vient voir, quels sujets fonctionnent. À quelle fréquence ? Quels formats ? Plusieurs idées sont lancées, analysées pour déterminer celle qui marche. »

Posts d’opinion, ou d’actualité de l’entreprise, du secteur ou du business… Selon AmazingContent, ils sont 87 % des dirigeants du SBF 120 à posséder un compte LinkedIn. Leur moyenne ? Deux posts par mois. Les patrons les plus influents prennent de plus en plus ouvertement position sur des sujets sociétaux, environnementaux, économiques… « Le covid a changé la donne, commente Gilles Prigent, le fondateur de l’agence Story Jungle qui compte parmi les douze partenaires de LinkedIn, couvrant la zone Europe, Moyen-Orient et Afrique (EMEA). LinkedIn bascule dans une approche conversationnelle. Et comme les intranets ne sont pas consultés, la publication de posts sur ce réseau permet d’être présent en interne, comme à l’extérieur. »

Plus une marque est présente sur LinkedIn, plus elle a recours au service de cette plateforme pour des opérations de recrutement, par exemple, plus le dirigeant a un accès à des crédits de contenu. Une banque ouvre une ligne de crédit, LinkedIn, une ligne de posts. « Pour développer la stratégie marketing de contenu, note Loïc Douyère, directeur associé chez Florian Mantione Institut, conseil en ressources humaines, on ne fait pas appel aux mêmes plumes pour un livre ou un post. Capacité d’analyse, structuration de l’idée et sens de la synthèse sont nécessaires pour le format court, jusqu’à 3 000 ou 5 000 signes. On pourrait parler de contenus “snackables”. » Un travail différent sur le fond et la forme. « On est beaucoup dans le langage parler, et moins dans l’écrit, détaille encore Pierre Mercier, avec un certain formalisme de présentation, l’emploi d’émoticônes, ou bien encore une nouvelle ponctuation. Chaque plateforme a ses codes. Mais l’idée est de créer une forme d’addiction, d’installer un rythme. De quoi rappeler le feuilleton. Résultat : les ellipses sont possibles. »

Ubérisation

De là à parler de travail à la chaîne ? Auteur à succès aujourd’hui avec la sortie de Les petits farceurs chez Robert Laffont, mais plume autrefois, Louis-Henri de la Rochefoucauld utilise le terme « d’ubérisation ». « Le format actuel, avec du corporate, impose de faire du volume pour gagner sa vie », analyse-t-il. « S’improviser plume sur LinkedIn est possible, note Solène Thomas, au point d’apparaître soudainement comme une forme d’eldorado, avec des tarifs de 500 euros par post qui circulaient. »

Et impossible de parler plume et digital, sans évoquer la menace de ChatGPT. « Des changements vont intervenir dans les cinq ou dix ans, confirme Kyle Hall. On fera plus de choses, avec moins de professionnels. Mais les créateurs de start-up ont et auront besoin de sortir du lot. Or l’intelligence artificielle va produire des contenus moyens. » Et après-demain ? Le binôme composé de Pierre Mercier et Philippe Deliège en est convaincu : « Le segment du futur sera le livre audio. Il y a un vrai business qui, pour l’heure, a du mal à décoller. »

Trois questions à Jean-Mary Pierre, ancien DRH, fondateur d’Aut’heur d’hommes, cabinet conseil en management

En quoi l’écriture d’une histoire collective peut-elle être un levier de management ?

Avec la proposition d’écriture collaborative d’un livre en entreprise, on n’est pas dans la démarche du ghostwritter. Il ne s’agit pas non plus d’une commande à faire de la délation, ni à faire état de revendications, ni même à « dézinguer la société ». Là, on écrit sur un sujet d’entreprise. Les collaborateurs inscrivent leur propre histoire dans celle de la société.

En quoi cela répond à une demande d’authenticité ?

Le livre n’échappe pas à l’entreprise. Néanmoins, les propos sont authentiques. L’ouvrage est scénarisé. On peut raconter l’histoire de l’entreprise, à l’occasion d’un anniversaire, ou de l’acquisition d’une autre unité. Comment les salariés en ont été les témoins. Comment les cultures d’entreprise se mêlent. Quelles sont les valeurs en interne ? Souvent, les collaborateurs habituellement en retrait, ceux qui ne s’expriment jamais, les discrets, apprécient de s’investir dans cet exercice. Seuls les volontaires participent à cette opération.

En quoi est-ce un atout en phase de recrutement ?

Ces ateliers d’écriture ne sont pas de la communication. D’ailleurs, nos interlocuteurs sont toujours les directions des ressources humaines. Ce processus qui s’étale dans le temps sert à souder les équipes. Utile pendant, utile après. Avec le produit fini, le candidat à un poste, ou le dernier collaborateur embauché, peut toucher immédiatement l’âme de l’entreprise. Un plus lors de l’on-boarding. Une démarche qui tend à séduire. Douze entreprises ont participé à notre dernier webinaire sur le sujet.

Lire aussi :