Que devient la politique quand son acte le plus élémentaire, le serrage de mains, devient impossible ? C’est le défi inédit auquel sont confrontés Joe Biden et Bernie Sanders, les deux derniers candidats en lice pour les primaires démocrates. D’une campagne blockbuster, aux meetings flamboyants, les démocrates sont passés en quelques jours à une campagne artisanale, en streaming, au coin du feu.
Bon gré mal gré, alors que l’Amérique a la tête ailleurs, les primaires démocrates continuent. Trois états ont voté le 17 mars - la Floride, l’Illinois et l’Arizona - portant largement en tête Joe Biden et rendant sa victoire finale quasi inéluctable. Contrairement aux usages, cette fois-ci, pas d’images de foule en délire criant le nom de son héros. C’est seul, depuis un studio improvisé à son domicile, que Joe Biden a prononcé un (sinistre) discours de victoire, devant un rideau noir et deux drapeaux américains dressés à la hâte : «La semaine dernière, j’avais pris la parole depuis Philadelphie. Ce soir, afin de suivre les règles sanitaires qui prescrivent d’éviter les rassemblements de plus de 10 personnes, je vous parle depuis ma maison du Delaware.»
Alors que toutes les réunions publiques ont été annulées, Biden et Sanders sont forcés de se lancer dans la délicate pratique du télé-meeting. A quelques jours du vote dans l’Illinois, Joe Biden s’était lancé le premier, en organisant la première réunion publique en visio-conférence de cette campagne sur la plateforme Zoom. L’intention était bonne, l’échec fut mémorable. Le live a commencé avec trois heures de retard, les images des autres participants à la conversation s’affichaient anarchiquement et le son ne marchait pas, obligeant Joe Biden à finir le meeting en parlant dans son iPhone. OK boomer ?
Tout devient virtual
Au-delà des inévitables bugs, les circonstances exceptionnelles poussent les équipes de campagne à faire preuve de créativité. Mieux entouré sur la partie digitale, Bernie Sanders a livré un télé-meeting de grande qualité, en invitant Neil Young à jouer Heart of gold au coin du feu, en visio-conférence. Le meeting, streamé en direct le 16 mars, prend la même forme qu’une réunion publique traditionnelle, avec une succession de discours (en webcam) et de performances musicales en live, avant le discours de Bernie Sanders. Un joli succès : 1,1 million de vues sur Facebook et 190 000 vues sur YouTube.
Le préfixe virtual s’impose désormais dans toutes les métiers de la campagne : le démarchage téléphonique (phone bank) est devenu du virtual phone bank, les levées de fonds (fundraisers) des virtual fundraisers et les training sessions des virtual training sessions. Alors que les bureaux des candidats ont fermé, les équipes travaillent maintenant entièrement à distance. L’équipe de campagne de Joe Biden est physiquement éclatée entre sa maison du Delaware, Washington, Philadelphie et même Puerto Rico, communiquant uniquement par visio-conférence. Seul un petit nombre de collaborateurs entourent Joe Biden à son domicile, afin de limiter les risques d’infections — du fait de son âge, il fait partie des populations les plus à risque. Première mission de cette équipe réduite, révèle Politico : installer une meilleure caméra dans le studio télé maison et un système de live-streaming de haute qualité.
Stefan Smith, ancien responsable numérique de Pete Buttigieg, est persuadé que la campagne 2020 sera «une élection de contenus» : «Avec les Américains bloqués chez eux, c’est le moment ou jamais de leur servir du contenu intéressant et unique, qui leur permettra de rester engagés». Smith propose quelques idées à la volée : ouvrir un Pinterest de recettes de cuisine ou d’idées déco du candidat, ou planifier avec ses supporters un live-tweet d’un film ou d’une émission télé. Les joies du confinement ont permis de voir apparaître de nouveaux types de contenus : sur son compte TikTok, le petit fils de Bernie Sanders a ainsi posté une vidéo de son grand-père en train d’imiter un zombie dans la maison familiale. Le sénateur du Vermont le prend avec le sourire, mais la réalité est là : la pandémie obère un peu plus ses infimes chances de revenir dans la course, ou en tout cas de continuer à exister médiatiquement. Bernie Sanders avait fait des grands meetings, avec une foule extatique, sa principale force. Des pratiques qui semblent aujourd’hui d’un autre temps.
Des bains de foule virtuels
Joe Biden est un autre adepte du bain de foule, extrêmement frustré par la situation. Pour compenser les restrictions sociales, son équipe de campagne réfléchit au moyen de créer des bains de foule virtuels. Une première idée : créer une file d’attente virtuelle où ses supporters attendraient pour lui parler brièvement en face à face. Ou tout du moins de webcam à webcam. La team Biden réfléchit également à un projet de podcast avec le candidat.
Si les candidats ne peuvent plus se confronter à la foule, il est possible que les outils numériques fournissent des moments de vérité d’un nouveau genre. Le résultat technique a certes été déplorable mais le choix de Joe Biden d’organiser des meetings sur Zoom, une application permettant de réaliser des vidéo-conférences avec jusqu’à 1 000 personnes, montre une volonté de construire de nouvelles manières de faire de la politique en ligne. Un meeting en vidéo-conférence, ce n’est pas qu’un politique qui parle, ce sont aussi des internautes qui interagissent et cela pourrait créer des scènes inédites.
Ce virage au tout-digital des campagnes en est-il vraiment un ? Robby Mook, ex-directeur de campagne d’Hillary Clinton, interrogé par Politico, estime que le changement n’est pas si brutal : «La grande majorité des électeurs n'interagissent pas avec les candidats en participant à des rassemblements publics. Ils vivent la campagne à travers la couverture télévisuelle, les médias sociaux, la publicité et les contacts des bénévoles, et tout cela va continuer. Ce n'est pas la fin de la campagne, mais plutôt une transition totale vers le numérique». Comme tous les métiers, la communication politique est forcée de se réinventer avec le confinement. Les contraintes imposées par cette campagne inédite pourraient aussi être un formidable laboratoire de nouvelles pratiques numériques.
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