[Cet article est issu du n°1925 de Stratégies, daté du 16 novembre 2017]
Le secret de l’adresse est jalousement gardé. Tout ce que l’on sait, c’est que les festivités auront lieu dans un McDo… Le choix du lieu pourrait passer pour une excentricité propre aux soirées publicitaires. Il n’est rien de moins qu’un symbole. McDonald’s fut, en 1985, l’un des premiers gros budgets de BDDP. Le 16 novembre, l’agence créée par Jean-Claude Boulet, Jean-Marie Dru, Marie-Catherine Dupuy et Jean-Pierre Petit organise, dans l’enseigne de restauration rapide, un pot des anciens. Le McDo risque d’être bondé. «Nous attendions quelques dizaines de personnes, près de 250 personnes ont payé leur participation», souligne Gérard Cicurel, ex-directeur financier puis directeur général de l’aujourd’hui défunte BDDP. La liste des invités donne le tournis : Rémi Babinet, cofondateur et coprésident de BETC, Eric Tong Cuong, coprésident de La Chose, Gilles Masson, président de M&C Saatchi GAD, Natalie Rastoin, présidente d’Ogilvy France, Olivier Altmann, cofondateur d’Altmann+Pacreau, Raphaël de Andréis, président du Havas Village France, Nicolas Bordas, vice-président international TBWA Worldwide… Le ban et l’arrière-ban de la publicité française. Tous passés entre les murs de l’agence de la rue de Billancourt.
BDDP, «confiants sans arrogance»
La scène se déroule aussi au mois de novembre, il y a 34 ans. «Je me souviens d’un matin de novembre. Novembre 1983. J’étais avec Jean-Claude [Boulet] à l’angle du boulevard Haussmann et de la rue de Téhéran. Nous avions la mort dans l’âme en sortant de chez BSN [ancien nom de Danone]. Nous venions d’expliquer nos raisons de quitter Young & Rubicam pour créer BDDP. […] L’agence démarre le 2 janvier 1984 à 9 h du matin. À 9 h 20, le vice-président-général de BSN nous appelle pour nous dire: “[…] Considérez dès aujourd’hui que, pour moi, vous faites partie des agences du groupe”. BDDP existait déjà depuis vingt minutes. Je crois bien ne pas avoir ressenti de plus grande satisfaction depuis». Ces lignes sont signées Jean-Marie Dru, elles apparaissent dans la bible des ex-«BDDPiens»: BDDP, Tome 1, recueil qui retrace les dix premières années de l’agence, de 1984 à 1993.
«Dès le départ, nous n’avions pas en tête de créer une hotshop créative, mais une des plus grandes agences françaises», résume Jean-Marie Dru, chairman de TBWA. «Nous avons donné une conférence de presse en 1984, se souvient Jean-Claude Boulet. Nous avons d’emblée affiché notre ambition : devenir numéro 3, derrière Havas et Publicis». La devise des fondateurs? «Confident without arrogance» [confiants sans arrogance], lâche Jean-Marie Dru.
La première campagne d’auto-promo de l’agence est à l’image de cette assurance non dénuée d’autodérision. L’on y voit un coursier, dessiné par Frank Margerin, qui n’arrive pas à retenir les noms de Boulet-Dru-Dupuy-Petit, et demande son chemin à un représentant de la maréchaussée: «Poulet Cru Scampi Fritti?». «6 mois seulement et tout le monde nous connaît» conclut ironiquement le visuel. À l’époque, l’agence occupe les anciens plateaux de l’usine Citroën, à Boulogne-Billancourt. «J’ai connu les débuts de l’agence dans un bâtiment à moitié désaffecté au milieu d’un terrain vague - le siège historique de Citroën. On devait être une quarantaine à l’époque, il y avait un côté pionnier», décrit Rémi Babinet, qui entre en 1985 en stage chez BDDP, avant de devenir concepteur-rédacteur puis directeur de la création, deux ans après.
Rencontres et débauches au Flore
Encore une fois, dans l’histoire de BDDP, les lieux ne sont pas anodins. C’est dans le bâtiment de la rue de Billancourt – actuel siège de TBWA – que l’agence va se déployer. Jean-Marie Dru fait visiter l’endroit, qui a peu bougé depuis 30 ans: «Transparence, bureaux alignés contre les murs pour plus d’espace, grand escalier central, hall cathédrale… ça n’a pas vieilli. À l’époque, nous nous sommes inspirés à 100 % des locaux de Chiat Day, à Los Angeles».
Marie-Catherine Dupuy, la patronne de la création de BDDP (par la suite vice-présidente et responsable de la création de TBWA France, aujourd’hui secrétaire générale du Club des directeurs artistiques), reçoit au premier étage du Flore, où elle avait l’habitude «de rencontrer les freelances et de débaucher les créatifs», s’amuse-t-elle. «Chez BDDP, nous étions dans les premiers à travailler avec des Mac… Le bâtiment est conçu comme un bateau, avec des coursives, afin que la circulation soit facilitée, et que les gens discutent le bout de gras avec une clope… Que l’on perde ou que l’on gagne un budget, nous avions l’habitude de faire un speech, l’un ou l’autre des fondateurs [qui seront rejoints par Jean-Michel Carlo en 1991, ex-chairman de Young & Rubicam Europe]».
Le creuset BDDP est en place. D’abord grâce à l’alchimie de ses fondateurs. «Jean-Claude Boulet, un homme d’affaires qui avait tous les toupets et appelait les annonceurs en direct pour leur proposer les services de l’agence. Jean-Marie Dru, qui inventait la rupture par rapport à la communication antérieure, l’homme de la disruption. Jean-Pierre Petit, qui supervisait les gros budgets comme McDo et BMW», égrène Gérard Cicurel. Et bien sûr, «Marie-Catherine Dupuy, la création faite femme, qui avait une manière apparemment souple de mener d’une main de fer les créatifs, tout en les protégeant», décrit Nicolas Bordas, entré en 1994 chez BDDP.
Passage obligé
«À l’époque, RSCG incarnait la pub spectacle, CLM la pub irrévérencieuse, BDDP a inventé la pub intelligente», estime Gilles Masson, arrivé en 1992 rue de Billancourt. «Dans les années 1960, il fallait aller chez Procter, dans les années 1980, il fallait aller chez BDDP ! », lâche Jean-Pierre Petit, cofondateur parti en 1995 chez McDonald’s France, dont il deviendra le PDG et est aujourd’hui Chief Operating Officer du segment des « marchés internationaux leaders». Raphaël de Andréis, entré en 1992 chez BDDP, évoque un autre parallèle. «Ceux qui voulaient faire du conseil allaient chez McKinsey, ceux qui voulaient faire de la pub allaient chez BDDP. L’agence avait un côté aristocratie de la pub».
De fait, n’entre pas chez BDDP qui veut. «Nous étions très exigeants sur le recrutement, rappelle Jean-Claude Boulet. Tout candidat était interviewé par trois personnes dont deux associés. Nous essayions de recruter des personnes fortes, diverses avec lesquelles nous aurions envie de travailler. Comme nous attirions de très bons candidats, on faisait du très bon travail, on gagnait de très bons clients qui nous aidaient à grandir…». Chez BDDP, la valeur n’attend pas le nombre des années. «Il n’y avait pas vraiment de politique entre les collaborateurs pour monter dans la “hiérarchie” ; on savait qu’on était jugé sur son travail et que le fait d’être très jeune n’était pas un handicap. Si les gens sont bons, pourquoi attendre qu’ils aient 45 ans pour les promouvoir?», souligne Jean-Claude Boulet. Eric Tong Cuong deviendra ainsi le plus jeune directeur général de la publicité française, à 27 ans : «Ils ont incroyablement accéléré ma carrière, je ne suis pas le seul, et je leur en suis éternellement reconnaissant.»
Petits scarabées
Chez BDDP, on est loin des frasques de publicitaires, immortalisées dans les BD de Gérard Lauzier. «C’était une agence studieuse, une agence de bons élèves, avec un côté Harvard de la pub», décrit Olivier Altmann, entré en 1992. «Si tu ne viens pas samedi, ce n’est pas la peine de revenir dimanche». La boutade revient en boucle, citée par tous les anciens, dont Raphaël de Andréis: «Les trois premières années, je suis venu travailler tous les week-ends. BDDP, c’était l’école de l’exigence, presque de la maniaquerie. Aux côtés de mes maîtres shaolin, Eric Tong Cuong, Isabelle Domercq [passée chez Danone, aujourd’hui VP de Nestlé Waters AOA], Nathalie Varagnat [passée par Cartier, ex-présidente de Landor, aujourd’hui présidente de M&C Saatchi Little Stories] et Michel Perret [ex-directeur général en charge des stratégies chez Leo Burnett décédé le 2 octobre dernier], j’ai été un petit scarabée, répétant inlassablement mes mouvements jusqu’au geste parfait».
De la place de parking du client jusqu’à la bande antenne, rien n’est laissé au hasard. «Nous étions à la recherche de la perfection et de la victoire! s’exclame Jean-Claude Boulet. Nous nous assurions que le client n’avait pas le soleil dans les yeux dans la salle de réunion, que l’accueil du prospect était impeccable…». Frédéric Messian, aujourd'hui président de Lonsdale, arrivé en 1990 de Publicis pour développer BDDP Corporate, se remémore «la théâtralisation des présentations, où la position de chaque intervenants était calculée. Il n’y avait pas une réunion sans un plateau de boissons et de nourriture, là où chez Havas et Publicis, à l’époque, on n’offrait pas un verre d’eau!».
Une minutie appliquée à la création. «Nous avions à cœur de réaliser une publicité intelligente et extrêmement bien “craftée”, explique Marie-Catherine Dupuy. Une mauvaise voix off à la fin d’un film, ça torpille une campagne». L’agence fait appel aux plus grands réalisateurs: Jean-Jacques Annaud (Hertz), Jean-Paul Goude (BNP)… «Marie-Cath nous disait toujours : quand on est à 90%, il reste la moitié du chemin, se remémore Natalie Rastoin, ex-vice-présidente de BDDP. Mais surtout, la création de valeur naissait de l’alliance permanente entre la stratégie et la création».
«Les stratégies de rupture»
On doit à Jean-Marie Dru l’apparition du planning stratégique en France, d’abord chez Young & Rubicam, puis chez BDDP où le pôle est dirigé par le regretté Jean-Pierre Barbou. «Tout le monde était responsable du produit créatif, souligne Jean-Marie Dru. On demandait aux commerciaux d’être imaginatifs, aux planneurs d’être stratèges… Avec un moment important : celui du brief, un acte créatif en lui-même». Dès 1987, rappelle Jean-Marie Dru, la philosophie de l’agence est dénommée «les stratégies de rupture». L’agence entend proposer des visions stratégiques à ses clients, pas de simples objectifs publicitaires. Quatre ans plus tard, le fameux vocable «Disruption» [développé dans un livre éponyme de Jean-Marie Dru] est retenu pour dénommer la méthodologie du réseau.
«On arrivait à huit heures, on partait à deux heures, et on parlait de stratégie tout le temps, se rappelle Gilles Masson. BDDP, c’était l’agence des aphorismes: “Elles assurent en Rodier”, “Virgin : on ne fera jamais assez de place à la musique”, “Caprice à deux, caprice des dieux…” Il y avait toujours cette volonté de résumer en un aphorisme une pensée sociétale et économique».
Et politique, aussi. En 1993, la radicalité de BDDP s’exprime une fois encore au moment de la loi Sapin, qui réglemente le secteur de la publicité, en faisant disparaître un mélange des rôles malsain dans lequel les agences de publicité vendent aussi l’espace publicitaire, ce qui donne lieu à certaines pratiques frauduleuses. Jean-Marie Dru et Jean-Claude Boulet sont vent debout contre le système des surcommissions qui prévaut alors. «Il existait un vrai esprit “BDDP contre le reste du monde”, où l’agence se battait contre Havas et Publicis», rappelle Eric Tong Cuong.
Une page qui se tourne
L’ambition de BDDP lui sera sans doute fatale. Le rachat de Wells Rich Greene (WRG), troisième agence de New York, en 1990, endette le groupe. En 2001, alors que l'enseigne est passée dans le giron des Américains de TBWA (groupe Omnicom), une page se tourne: adieu BDDP [dont le nom perdurera néanmoins dans l’agence BDDP & Fils, fondée par Olivier Altmann, Nicolas Bordas et Valérie Hénaff, aujourd’hui rebaptisée Ici Barbès], place à TBWA\Paris.
Seize ans après, comment se traduit l’héritage de BDDP chez ses anciennes ouailles? Anne Vincent, rentrée chez BDDP en 1994 est aujourd’hui vice-présidente de TBWA. «Le contexte économique a changé, nos métiers ont changé… Et dans le même temps, rien n’a changé. Nous continuons dans cette culture de l’exigence, du travail des marques dans la durée». De grands comptes de BDDP, Michelin, McDonald’s et SNCF font d’ailleurs toujours partie du portefeuille de TBWA. «Chez tous les représentants de cette “génération BDDP”, il reste cette idée qu’il faut se battre jusqu’à la fin de l’exécution», estime Natalie Rastoin. «BDDP a cristallisé avec dix ans d’avance toutes les tendances d’aujourd’hui: l’esprit start-up, la transparence, l’éthique», énumère Gilles Masson. «La disruption, rappelle Eric Tong Cuong, avait pour objectif de faire en sorte qu’un acteur déplace un marché, en change la nature. L’iPhone, c’est de la disruption, Google est une disruption, les réseaux sociaux sont une disruption…».
«Friday Frolic»
Le 16 novembre, les anciens BDDPiens évoqueront sans nul doute maints souvenirs. Comme les fameuses fêtes de l’agence, les mythiques «Friday Frolic» qui, le vendredi, se finissaient souvent aux petites heures du matin. «Ça dégoupillait sévère, on en a vu beaucoup s’agripper aux bambous qui ornaient l’agence», se rappelle Raphël de Andréis. Ou encore les 10 ans de l’agence, au Cirque d’Hiver, où les cofondateurs de l’agence étaient caricaturés via des marionnettes des Guignols… Jean-Marie Dru, lui, se souvient de deux choses: «Les images de liesse après le gain de gros budgets. Mais aussi les premières secondes où j’ai rencontré des gens comme Eric Tong Cuong ou Natalie Rastoin…». L’agence restera en tout cas, entre bien d’autres choses, celle qui a formé le plus grand nombre de patrons de la com. Ainsi que le résume Nicolas Bordas: «L’éducation a parfois été dure, mais elle a fait de beaux enfants».
BDDP, «confiants sans arrogance»
La scène se déroule aussi au mois de novembre, il y a 34 ans. «Je me souviens d’un matin de novembre. Novembre 1983. J’étais avec Jean-Claude [Boulet] à l’angle du boulevard Haussmann et de la rue de Téhéran. Nous avions la mort dans l’âme en sortant de chez BSN [ancien nom de Danone]. Nous venions d’expliquer nos raisons de quitter Young & Rubicam pour créer BDDP. […] L’agence démarre le 2 janvier 1984 à 9 h du matin. À 9 h 20, le vice-président-général de BSN nous appelle pour nous dire: “[…] Considérez dès aujourd’hui que, pour moi, vous faites partie des agences du groupe”. BDDP existait déjà depuis vingt minutes. Je crois bien ne pas avoir ressenti de plus grande satisfaction depuis». Ces lignes sont signées Jean-Marie Dru, elles apparaissent dans la bible des ex-«BDDPiens»: BDDP, Tome 1, recueil qui retrace les dix premières années de l’agence, de 1984 à 1993.
«Dès le départ, nous n’avions pas en tête de créer une hotshop créative, mais une des plus grandes agences françaises», résume Jean-Marie Dru, chairman de TBWA. «Nous avons donné une conférence de presse en 1984, se souvient Jean-Claude Boulet. Nous avons d’emblée affiché notre ambition : devenir numéro 3, derrière Havas et Publicis». La devise des fondateurs? «Confident without arrogance» [confiants sans arrogance], lâche Jean-Marie Dru.
La première campagne d’auto-promo de l’agence est à l’image de cette assurance non dénuée d’autodérision. L’on y voit un coursier, dessiné par Frank Margerin, qui n’arrive pas à retenir les noms de Boulet-Dru-Dupuy-Petit, et demande son chemin à un représentant de la maréchaussée: «Poulet Cru Scampi Fritti?». «6 mois seulement et tout le monde nous connaît» conclut ironiquement le visuel. À l’époque, l’agence occupe les anciens plateaux de l’usine Citroën, à Boulogne-Billancourt. «J’ai connu les débuts de l’agence dans un bâtiment à moitié désaffecté au milieu d’un terrain vague - le siège historique de Citroën. On devait être une quarantaine à l’époque, il y avait un côté pionnier», décrit Rémi Babinet, qui entre en 1985 en stage chez BDDP, avant de devenir concepteur-rédacteur puis directeur de la création, deux ans après.
Rencontres et débauches au Flore
Encore une fois, dans l’histoire de BDDP, les lieux ne sont pas anodins. C’est dans le bâtiment de la rue de Billancourt – actuel siège de TBWA – que l’agence va se déployer. Jean-Marie Dru fait visiter l’endroit, qui a peu bougé depuis 30 ans: «Transparence, bureaux alignés contre les murs pour plus d’espace, grand escalier central, hall cathédrale… ça n’a pas vieilli. À l’époque, nous nous sommes inspirés à 100 % des locaux de Chiat Day, à Los Angeles».
Marie-Catherine Dupuy, la patronne de la création de BDDP (par la suite vice-présidente et responsable de la création de TBWA France, aujourd’hui secrétaire générale du Club des directeurs artistiques), reçoit au premier étage du Flore, où elle avait l’habitude «de rencontrer les freelances et de débaucher les créatifs», s’amuse-t-elle. «Chez BDDP, nous étions dans les premiers à travailler avec des Mac… Le bâtiment est conçu comme un bateau, avec des coursives, afin que la circulation soit facilitée, et que les gens discutent le bout de gras avec une clope… Que l’on perde ou que l’on gagne un budget, nous avions l’habitude de faire un speech, l’un ou l’autre des fondateurs [qui seront rejoints par Jean-Michel Carlo en 1991, ex-chairman de Young & Rubicam Europe]».
Le creuset BDDP est en place. D’abord grâce à l’alchimie de ses fondateurs. «Jean-Claude Boulet, un homme d’affaires qui avait tous les toupets et appelait les annonceurs en direct pour leur proposer les services de l’agence. Jean-Marie Dru, qui inventait la rupture par rapport à la communication antérieure, l’homme de la disruption. Jean-Pierre Petit, qui supervisait les gros budgets comme McDo et BMW», égrène Gérard Cicurel. Et bien sûr, «Marie-Catherine Dupuy, la création faite femme, qui avait une manière apparemment souple de mener d’une main de fer les créatifs, tout en les protégeant», décrit Nicolas Bordas, entré en 1994 chez BDDP.
Passage obligé
«À l’époque, RSCG incarnait la pub spectacle, CLM la pub irrévérencieuse, BDDP a inventé la pub intelligente», estime Gilles Masson, arrivé en 1992 rue de Billancourt. «Dans les années 1960, il fallait aller chez Procter, dans les années 1980, il fallait aller chez BDDP ! », lâche Jean-Pierre Petit, cofondateur parti en 1995 chez McDonald’s France, dont il deviendra le PDG et est aujourd’hui Chief Operating Officer du segment des « marchés internationaux leaders». Raphaël de Andréis, entré en 1992 chez BDDP, évoque un autre parallèle. «Ceux qui voulaient faire du conseil allaient chez McKinsey, ceux qui voulaient faire de la pub allaient chez BDDP. L’agence avait un côté aristocratie de la pub».
De fait, n’entre pas chez BDDP qui veut. «Nous étions très exigeants sur le recrutement, rappelle Jean-Claude Boulet. Tout candidat était interviewé par trois personnes dont deux associés. Nous essayions de recruter des personnes fortes, diverses avec lesquelles nous aurions envie de travailler. Comme nous attirions de très bons candidats, on faisait du très bon travail, on gagnait de très bons clients qui nous aidaient à grandir…». Chez BDDP, la valeur n’attend pas le nombre des années. «Il n’y avait pas vraiment de politique entre les collaborateurs pour monter dans la “hiérarchie” ; on savait qu’on était jugé sur son travail et que le fait d’être très jeune n’était pas un handicap. Si les gens sont bons, pourquoi attendre qu’ils aient 45 ans pour les promouvoir?», souligne Jean-Claude Boulet. Eric Tong Cuong deviendra ainsi le plus jeune directeur général de la publicité française, à 27 ans : «Ils ont incroyablement accéléré ma carrière, je ne suis pas le seul, et je leur en suis éternellement reconnaissant.»
Petits scarabées
Chez BDDP, on est loin des frasques de publicitaires, immortalisées dans les BD de Gérard Lauzier. «C’était une agence studieuse, une agence de bons élèves, avec un côté Harvard de la pub», décrit Olivier Altmann, entré en 1992. «Si tu ne viens pas samedi, ce n’est pas la peine de revenir dimanche». La boutade revient en boucle, citée par tous les anciens, dont Raphaël de Andréis: «Les trois premières années, je suis venu travailler tous les week-ends. BDDP, c’était l’école de l’exigence, presque de la maniaquerie. Aux côtés de mes maîtres shaolin, Eric Tong Cuong, Isabelle Domercq [passée chez Danone, aujourd’hui VP de Nestlé Waters AOA], Nathalie Varagnat [passée par Cartier, ex-présidente de Landor, aujourd’hui présidente de M&C Saatchi Little Stories] et Michel Perret [ex-directeur général en charge des stratégies chez Leo Burnett décédé le 2 octobre dernier], j’ai été un petit scarabée, répétant inlassablement mes mouvements jusqu’au geste parfait».
De la place de parking du client jusqu’à la bande antenne, rien n’est laissé au hasard. «Nous étions à la recherche de la perfection et de la victoire! s’exclame Jean-Claude Boulet. Nous nous assurions que le client n’avait pas le soleil dans les yeux dans la salle de réunion, que l’accueil du prospect était impeccable…». Frédéric Messian, aujourd'hui président de Lonsdale, arrivé en 1990 de Publicis pour développer BDDP Corporate, se remémore «la théâtralisation des présentations, où la position de chaque intervenants était calculée. Il n’y avait pas une réunion sans un plateau de boissons et de nourriture, là où chez Havas et Publicis, à l’époque, on n’offrait pas un verre d’eau!».
Une minutie appliquée à la création. «Nous avions à cœur de réaliser une publicité intelligente et extrêmement bien “craftée”, explique Marie-Catherine Dupuy. Une mauvaise voix off à la fin d’un film, ça torpille une campagne». L’agence fait appel aux plus grands réalisateurs: Jean-Jacques Annaud (Hertz), Jean-Paul Goude (BNP)… «Marie-Cath nous disait toujours : quand on est à 90%, il reste la moitié du chemin, se remémore Natalie Rastoin, ex-vice-présidente de BDDP. Mais surtout, la création de valeur naissait de l’alliance permanente entre la stratégie et la création».
«Les stratégies de rupture»
On doit à Jean-Marie Dru l’apparition du planning stratégique en France, d’abord chez Young & Rubicam, puis chez BDDP où le pôle est dirigé par le regretté Jean-Pierre Barbou. «Tout le monde était responsable du produit créatif, souligne Jean-Marie Dru. On demandait aux commerciaux d’être imaginatifs, aux planneurs d’être stratèges… Avec un moment important : celui du brief, un acte créatif en lui-même». Dès 1987, rappelle Jean-Marie Dru, la philosophie de l’agence est dénommée «les stratégies de rupture». L’agence entend proposer des visions stratégiques à ses clients, pas de simples objectifs publicitaires. Quatre ans plus tard, le fameux vocable «Disruption» [développé dans un livre éponyme de Jean-Marie Dru] est retenu pour dénommer la méthodologie du réseau.
«On arrivait à huit heures, on partait à deux heures, et on parlait de stratégie tout le temps, se rappelle Gilles Masson. BDDP, c’était l’agence des aphorismes: “Elles assurent en Rodier”, “Virgin : on ne fera jamais assez de place à la musique”, “Caprice à deux, caprice des dieux…” Il y avait toujours cette volonté de résumer en un aphorisme une pensée sociétale et économique».
Et politique, aussi. En 1993, la radicalité de BDDP s’exprime une fois encore au moment de la loi Sapin, qui réglemente le secteur de la publicité, en faisant disparaître un mélange des rôles malsain dans lequel les agences de publicité vendent aussi l’espace publicitaire, ce qui donne lieu à certaines pratiques frauduleuses. Jean-Marie Dru et Jean-Claude Boulet sont vent debout contre le système des surcommissions qui prévaut alors. «Il existait un vrai esprit “BDDP contre le reste du monde”, où l’agence se battait contre Havas et Publicis», rappelle Eric Tong Cuong.
Une page qui se tourne
L’ambition de BDDP lui sera sans doute fatale. Le rachat de Wells Rich Greene (WRG), troisième agence de New York, en 1990, endette le groupe. En 2001, alors que l'enseigne est passée dans le giron des Américains de TBWA (groupe Omnicom), une page se tourne: adieu BDDP [dont le nom perdurera néanmoins dans l’agence BDDP & Fils, fondée par Olivier Altmann, Nicolas Bordas et Valérie Hénaff, aujourd’hui rebaptisée Ici Barbès], place à TBWA\Paris.
Seize ans après, comment se traduit l’héritage de BDDP chez ses anciennes ouailles? Anne Vincent, rentrée chez BDDP en 1994 est aujourd’hui vice-présidente de TBWA. «Le contexte économique a changé, nos métiers ont changé… Et dans le même temps, rien n’a changé. Nous continuons dans cette culture de l’exigence, du travail des marques dans la durée». De grands comptes de BDDP, Michelin, McDonald’s et SNCF font d’ailleurs toujours partie du portefeuille de TBWA. «Chez tous les représentants de cette “génération BDDP”, il reste cette idée qu’il faut se battre jusqu’à la fin de l’exécution», estime Natalie Rastoin. «BDDP a cristallisé avec dix ans d’avance toutes les tendances d’aujourd’hui: l’esprit start-up, la transparence, l’éthique», énumère Gilles Masson. «La disruption, rappelle Eric Tong Cuong, avait pour objectif de faire en sorte qu’un acteur déplace un marché, en change la nature. L’iPhone, c’est de la disruption, Google est une disruption, les réseaux sociaux sont une disruption…».
«Friday Frolic»
Le 16 novembre, les anciens BDDPiens évoqueront sans nul doute maints souvenirs. Comme les fameuses fêtes de l’agence, les mythiques «Friday Frolic» qui, le vendredi, se finissaient souvent aux petites heures du matin. «Ça dégoupillait sévère, on en a vu beaucoup s’agripper aux bambous qui ornaient l’agence», se rappelle Raphël de Andréis. Ou encore les 10 ans de l’agence, au Cirque d’Hiver, où les cofondateurs de l’agence étaient caricaturés via des marionnettes des Guignols… Jean-Marie Dru, lui, se souvient de deux choses: «Les images de liesse après le gain de gros budgets. Mais aussi les premières secondes où j’ai rencontré des gens comme Eric Tong Cuong ou Natalie Rastoin…». L’agence restera en tout cas, entre bien d’autres choses, celle qui a formé le plus grand nombre de patrons de la com. Ainsi que le résume Nicolas Bordas: «L’éducation a parfois été dure, mais elle a fait de beaux enfants».
Ils sont passés par BDDP
Olivier Altmann (cofondateur d’Altmann + Pacreau), Raphaël de Andréis (président de Havas Village France), Rémi Babinet (président de BETC), Antoine Barthuel (cofondateur de M&C Saatchi GAD), Nicolas Bordas (vice-président de TBWA Europe), Antoine Choque (directeur de la création chez BETC Luxe), Marion Combaluzier (associée de Babel), Thierry Consigny (président de Saltimbanque), Eric Delannoy (président de WNP), Gilles Deléris (vice-président en charge de la création de W&Cie), Bruno Delhomme (directeur associé de St John’s), Isabelle Domercq (VP Nestlé Waters), Michèle Ferrebeuf (vice-président exécutif de McCann Worldgroup Europe), Christophe Fillâtre (président de Carré Noir et Publicis LMA), Denis Gancel (président confondateur de W&Cie), Valérie Hénaff (présidente de Publicis Conseil), Jean-Baptiste Hespel (directeur de la communication de Système U), Patrick Lara (directeur général de Publicis Conseil), Gilles Masson (cofondateur de M&CSaatchi GAD), Patrick Mercier (cofondateur de Change), Frédéric Messian (président de Lonsdale), Bruno Tallent (président de McCann Worldgroup France), Eric Tong Cuong (cofondateur de La Chose), Natalie Rastoin (présidente d’Ogilvy Paris), Nathalie Varagnat (présidente de M&C Saatchi Little Stories), etc.
Dates-clés
1984 : création de BDDP par Jean-Claude Boulet, Jean-Marie Dru, Marie-Catherine Dupuy et Jean-Pierre Petit. De 1984 à 1990, l’enseigne connaîtra la plus forte croissance organique en Europe.
1985 : BDDP remporte McDonald’s, Mazda Motor Group et Michelin, puis BMW, KLM et Porto Cruz en 1986
1987 : conçoit la campagne de privatisation de Suez avec un spot mettant en scène Catherine Deneuve
1987 : quatrième groupe publicitaire en France après Havas, Publicis et RSCG.
1990 : rachat de Wells Rich Greene, troisième agence de New York
1991 : après la fusion de Havas et Euro RSCG, troisième groupe en France
1998 : rachat de l’agence par Omnicom, qui la fusionne avec TBWA. En 2000, BDDP-TBWA est le quatrième groupe de publicité français
2001 : BDDP-TBWA devient TBWA Paris, une division de TBWA France. TBWA est aujourd’hui le troisième groupe français avec 1300 collaborateurs.
Ce qu'ils disent de BDDP :
Olivier Altmann, cofondateur d’Altmann+Pacreau: «BDDP a en quelque sorte servi d’école de formation pour toute cette génération qui a ensuite pris les rênes.»
Eric Tong Cuong, coprésident de La Chose: «C’était l’agence où il fallait être, et la pub des années 1980, c’était aussi l’endroit où il fallait être!»
Natalie Rastoin, présidente d’Ogilvy France: «Dès le départ, le groupe n’était pas construit autour de l’idée que la pub était la seule discipline reine, mais autour de l’idée d’intégration.»
Guillaume Pannaud, président de TBWA France: «Nous revendiquons 100% de cette culture. Un exemple: notre Disruption Lab, structure de consulting business créatif, enregistre une croissance à deux chiffres.»
Raphaël de Andréis, président du Havas Village France: «BDDP, c’était un champ magnétique, parfois un peu turbulent.»