Tous les vendredis matins, il a rejoint les trois Algecos, empilés façon Tetris au bord de l’Ourcq. «Nous y avions une salle réservée, désigne de la main Rémi Babinet, cofondateur et coprésident de BETC. Nous y avons tenu nos réunions de chantier avec le promoteur, le propriétaire, tous les corps de métier…» Sur ces rendez-vous hebdomadaires, Rémi Babinet est formel: il n’en pas a manqué un seul. «Parce qu’un chantier comme ça, soit tu le tiens, soit tu ne le tiens pas. Tu te dois de le surveiller jusqu’au bout. Exactement le même métier que celui que j’exerce en tant que publicitaire.»
La visite guidée des Magasins généraux, Rémi Babinet l’a sans doute déjà menée des dizaines et des dizaines de fois. Pourtant, en cet après-midi de mai, les anecdotes s’enchaînent, avec un certain ravissement –comme racontées pour la première fois. «Ça c’est beau, c’est New York, hein?», s’exclame-t-il en ouvrant les portes de hangar qui mènent au plateau de 1000 m² en plein cœur du bâtiment, consacré à la production de BETC.
Le 17 juillet, les 750 salariés de l'agence publicitaire du groupe Havas investiront leurs nouveaux locaux de Pantin. 18 000 m², deux immenses patio-puits de lumière, des jardins suspendus, des espaces troués de hautes baies vitrées, pensés pour accueillir à terme 900 à 1000 personnes… La délivrance, après huit ans de gestation? «J’ai le sentiment de redémarrer une nouvelle agence. La même sensation que lorsque j’ai fait mon premier stage chez BDDP. Un mélange de fraîcheur, d’envie, mais aussi de légère inquiétude.»
«Le feu sous la glace»
À l'époque, dans les années 1980, l’architecture de BDDP, l’une des agences les plus créatives du moment, n’est pas, elle non plus, des moins audacieuses. «BDDP avait investi l’ancien siège de Citroën, détruit dans les années 1920, se souvient Rémi Babinet. Nous y occupions un plateau, au milieu de l’immeuble déserté. Il y avait un côté un peu pionnier.» Un paquebot un peu foutraque, quai André-Citroën. Marie-Catherine Dupuy y dirige la création et le recrute comme rédacteur junior: «C’était à la fois un garçon réservé et très déterminé. Il y avait déjà un côté Grace Kelly de la pub chez Rémi: le feu sous la glace.»
La comparaison porte en elle d’inattendues résonances. Car c’est aussi une beauté froide, que n’aurait pas renié Hitchcock, qui déclenche chez Rémi Babinet, ancien khâgneux un temps tenté par l’enseignement, l’envie de publicité: «Je suis tombé sur une annonce pour la parfum Coriandre, conçue par Benoît Devarrieux et Hervé Belkiri. Elle montrait une fille en chignon assise sur une chaise, dont le corsage était arraché. Avec cette accroche: “Le parfum qui fait s’interroger sur les valeurs de la civilisation”. C’était plus que de la réclame, quelque chose de plus profond, de plus subtil.» Une vision de la publicité qui a les faveurs de Rémi Babinet: «Un mariage de l’art et du commerce, à l’instar du cinéma hollywoodien.»
Le premier espace de travail de Rémi Babinet prend alors les contours d’«un atelier minuscule, avec des maquettes dans les coins et une armoire remplie de prix dont nous ne savions que faire». La description est signée Philippe Pollet-Villard, aujourd’hui réalisateur oscarisé et romancier, alors directeur artistique en team avec Rémi Babinet. Sur la porte des deux créatifs, une devise ironico-militaire: «Force et honneur». «Nous étions un peu en marge, spectateurs de ce petit théâtre de la pub, se rappelle Philippe Pollet-Villard. Le réalisateur repère déjà chez Rémi Babinet «une approche pédagogique de son métier, un désir d’édifier, de construire».
Bâtisseur, architecte. Au gré des interviews avec ceux qui l’ont croisé, ceux qui travaillent avec lui ou revendiquent leur amitié, le terme revient, inlassablement. «Quand on dit de Rémi qu’il est un architecte, on a tout dit, résume Gabriel Gaultier, président de l’agence Jésus. Ce qu’il fait à Pantin, je l’appelais de mes vœux: qu’une grosse agence passe enfin le périph’ alors que Publicis s’accroche désespérément aux Champs-Élysées. Rémi cultive toujours une vision à long terme.» À trop long terme? Stéphane Xiberras, directeur de la création et président de BETC, relate avec cocasserie sa première visite des anciens magasins Lévitan laissés en déshérence, 85 rue du Faubourg-Saint-Martin (10ème arrondissement) –que les équipes de l’agence s’apprêtent à quitter. Le premier chantier d’agence mené par Rémi Babinet. «Il m’a emmené dans un parking dégueulasse avec des pigeons morts. Le soir, j’ai dit à mon ex-femme: “le mec est taré, je vais démissionner”. Là, il me refait le coup de la ruine avec des tags, mais lorsque j’ai vu le produit fini, j’avais les larmes aux yeux.» Mercedes Erra, cofondatrice de BETC, qui reconnaît néanmoins que le chantier Pantin a pris beaucoup de temps à son coprésident, admet dans le même temps: «Sur Pantin, je n’ai pas eu une seconde de doute. Nous pensons tous les deux que les lieux, c’est important.»
Tradition familiale
Les fondations s’enracinent dans les salles de classe du lycée Kléber, à Strasbourg, où Rémi Babinet effectue ses humanités dans les années 1970. «À l’époque, je voulais devenir architecte, confie Rémi Babinet. Résultat, c’est un très bon copain de lycée qui a tout fait: le 85 rue du Faubourg-Saint-Martin, Pantin, mais aussi mes domiciles personnels, l’un dans une vieille plomberie à Montrouge, l’autre dans un ancien hôpital près de l’avenue Junot (18ème).» Ce vieil ami, c’est l’architecte Frédéric Jung. «Rémi a toujours été intrigué par le domaine du bâti, explique-t-il. Sans doute à cause d’une tradition familiale, faite de grandes maisons partagées. Nous cultivons une passion commune pour l’architecture industrielle, rude, mais belle et poétique. Rémi n’a pas besoin qu’on lui raconte la messe: même dans le noir, il perçoit le potentiel d’un lieu. Il aime la phase de démolition et de reconstruction. Le chantier ne l’effraie pas.»
Visiblement, superviser les moindres aménagements non plus. Eugénie Lefebvre, directrice du projet pour les Magasins généraux, rapporte «le soin apporté par Rémi à chaque détail, son côté jusqu’au-boutiste. Il peut discuter une heure et demie avec le chef de la DSI sur la luminosité des écrans, choisir la forme des vasques, la finition des gaines de ventilations... Avec lui, tout est un sujet.»
Un perfectionnisme entêté, un sens aigu dans les finitions que l’on retrouve au quotidien à l’agence selon Bertille Toledano, présidente de BETC Paris: «Quand il dit: “Je crois qu’on a un petit problème d’échelle”, on sait qu’on est mal barré! Il faut pister les signaux faibles avec lui. En réalité, ils sont très clairs…»
Christine Micouleau, ex-directrice déléguée à la communication d'Air France, se souvient encore avec acuité du tout début de sa relation avec Rémi Babinet. «BETC venait de remporter notre compétition. Rémi est arrivé dans mon bureau et m’a dit: “Ça ne va pas, il faut tout refaire.” Là, il me montre la campagne “Faire du ciel le plus bel endroit de la terre”. Qu’un patron d’agence se remette aussi complètement en question, cela m’a bluffée.»
Franck Riboud, président du conseil d’administration du groupe Danone, note lui aussi «son perfectionnisme. On trouve cela chez beaucoup de créatifs mais là, c'est sans doute poussé à son paroxysme. Il ne lâche rien sur l'exécution. C'est vrai sur un film prestigieux, mais c'est aussi vrai sur des sujets considérés comme “moins nobles” comme le packaging de Badoit.»
British
Bâtisseur dans l’âme, architecte des marques? Maxime Picat, directeur de la marque Peugeot, voit Rémi Babinet régulièrement, tous les deux mois: «pour évoquer notre vision de la marque, mais pas seulement: en ce moment, nous échangeons en parallèle de Pantin sur le déménagement de PSA qui aura lieu dans un an». «Rémi suit Petit Bateau depuis vingt ans. Si j’ai une question sur la marque et même sur les équipes, mon réflexe, c’est d’appeler Rémi», confie quant à lui Patrick Pergament, PDG de Petit Bateau. Le patron de Rémi Babinet, Yannick Bolloré, PDG de Havas, souligne également avec force «sa capacité de travail, son audace mêlée de grand sérieux, avec un côté plus rationnel qu’émotionnel».
Un calme, une réserve, qui peuvent être perçus par certains comme… une forme de froideur. Valérie Chidlosvky, conceptrice-rédactrice chez BETC, connaît Rémi Babinet depuis son arrivée chez Euro RSCG en 1994. «Il y a en lui une part de mystère, c’est certain. C'est quelqu’un de très amical, qui peut être très solitaire mais aussi dire les choses sans fard». Olivier Altmann, embauché chez BDDP à ses débuts par Rémy Babinet, évoque quant à lui «son côté sphynx de la pub». Une image reprise par le partenaire de flipper des années BDDP, le compagnon des premières heures, Éric Tong Cuong, qui comptait d’ailleurs Rémi Babinet parmi les invités de sa remise de chevalier de la Légion d’honneur, en mai dernier. «Rémi a un côté british: never explain, never complain.»
C’est également avec une certaine retenue que Rémi Babinet reçoit l’honneur qui lui a été fait: figurer dans le top ten des meilleurs directeurs créatifs de Forbes, publié en mai dernier. Titre honorifique au sujet duquel Jacques Séguéla, qui le fit venir avec Éric Tong Cuong chez Euro RSCG, écrit dans une longue lettre envoyée à Stratégies: «on ne rejoint pas ce club très fermé sur un coup de chance». «Après ce truc de Forbes, je n’ai pas eu l’impression d’être mort, mais presque», s’amuse Babinet dont les parents, un père ex-professeur de droit et une mère ex-libraire «n’ont pas vraiment compris de quoi il en retournait».
Politesse
Le créatif, qui cite AKQA ou 72 and Sunny comme inspirations du moment, résume ainsi sa vision de la pub: «Quand tu vas à un rendez-vous, tu t’habilles d’une certaine manière. C’est tout simplement être civilisé. Quand tu parles aux gens, il faut faire des efforts, la publicité peut faire mentir l’idée qu’elle est indigente, malveillante, impolie et même inefficace», explique Rémi Babinet. Jean-Marie Dru, ex-patron de BDDP qui a côtoyé Rémi Babinet à ses débuts, évoque à son sujet une phrase de Philippe Michel: «“La créativité, c’est une forme de politesse.” J’ai très bien connu les deux hommes, et je pense qu’ils se seraient très bien entendus…»
Pour l’heure, les pensées de Rémi Babinet sont dirigées vers un autre type de communication: Pantin. «L’immeuble, c’est une campagne pour l’agence», résume-t-il. A-t-il déjà été tenté de construire par lui-même sa propre agence, à l’instar de confrères dont il se dit proche, Gabriel Gaultier ou Olivier Altmann? «Cela m’a tenté plusieurs fois», avoue-t-il. Pas suffisamment visiblement pour quitter le navire BETC. «Rémi cultive une vision ample de l’agence, il veut l’emmener encore plus loin, estime Mercedes Erra. Moi, je pense à la Chine, lui, il pense à L.A.» Los Angeles, nouveau terrain constructible, «dans lequel nous n’allons pas forcément débarquer avec la casquette “pub”, mais plutôt celle de l’entertainement», annonce Rémi Babinet.
Au terme de huit ans de travaux, la question se pose: Rémi Babinet est-il guetté par une petite déprime, un baby-blues, un post-partum difficile? Il botte d’abord en touche, évoque avec flamme son rôle de président du fonds de dotation du Grand Paris, «un des plus grands projets européens des vingt prochaines années». Avant d’avouer, en baissant un peu les yeux: «Oui, j’ai un nouveau projet, mais je ne peux pas en encore en parler…» Vingt fois sur le métier remettre l’ouvrage…
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Dates clés
16 juin 1957. Naissance à Suresnes (Hauts-de-Seine). Rémi Babinet, marié à Laure Solus, directrice artistique, a trois enfants: Pablo, 25 ans, Lucas, 18 ans et Vega, 15 ans.
1985. Après une licence de philosophie et un DEA de lettres modernes à Nantes, débuts dans la publicité comme stagiaire chez Saatchi & Saatchi, Young & Rubicam et BDDP.
1986. Entre chez BDDP comme concepteur-rédacteur. Il sera nommé directeur de la création deux ans après.
1994. Quitte BDDP pour fonder une agence avec Éric Tong Cuong, au sein du groupe Havas. Mercedes Erra les rejoint un an plus tard. L'enseigne est baptisée BETC Euro RSCG.
2000. L’agence déménage de Suresnes au 85-87 rue du Faubourg-Saint-Martin. Rémi Babinet en supervise la conception.
2001. Devient président de BETC, dont il était déjà directeur de la création.
2016. Rémi Babinet est nommé par Forbes dans les «dix meilleurs directeurs de création de tous les temps». Le 17 juillet, les équipes de BETC déménagent à Pantin, un projet porté par Rémi Babinet pendant huit ans.