«L'évolution actuelle des Cannes Lions est, pour moi, le signe d'un business perdu. Il y a un vrai malaise dans notre métier et personne n'en parle. Peut-être que moi, j'ose le dire parce que je vieillis, que j'ai eu assez de prix», lance Alexandre Hervé, vice-président chargé de la création de DDB Paris. Multiplication des catégories, augmentation des tarifs, hausse constante du nombre de travaux inscrits... Le Festival international de la créativité, propriété du britannique Emap, est plus que jamais une «cash machine».
Si cette grand-messe, qui aura lieu cette année du 16 au 22 juin, est toujours censée être le reflet de la création au niveau mondial, l'exercice frise l'overdose. Ne comptant qu'une seule catégorie Film jusqu'en 1992, le festival en aligne désormais seize, avec des règles et des prix spéciaux sans cesse réinventés. «Les jurys de créatifs sont perdus. Sur quels critères juge-t-on désormais une campagne? Par rapport à sa performance, à son média?», poursuit un Alexandre Hervé en plein doute.
L'épidémie se propage
Les directeurs de la création ont de plus en plus de mal à se retrouver dans ce qui devrait pourtant être leur terrain de jeu favori. La catégorie Craft apparue à Cannes en 2010 continue de faire grincer des dents. «Pour moi, c'est plus un lot de consolation pour les campagnes françaises qui n'arrivent pas à passer la barre des jurys anglo-saxons, lance Olivier Altmann, co-président en charge de la création de Publicis Conseil. Quand on voit un Lion décerné pour les meilleurs effets spéciaux, la musique ou la photo, j'ai envie de dire bravo aux monteurs, aux compositeurs, aux réalisateurs mais pas aux créatifs.»
Et l'épidémie se propage: les D & AD, concours britannique réputé pour sa rigueur, ont, eux aussi, multiplié cette année leurs catégories récompensant l'exécution et non plus la seule création.
Montée en puissance du craft mais aussi prime à la nouveauté. «Ce qui me frappe, c'est vraiment le côté périssable des idées. Aujourd'hui, une campagne paraît vieille au bout de six mois. Résultat, si tu arrives à Cannes avec une bonne campagne sortie en mai, tu deviens le roi, ça n'a pas de sens», regrette Alexandre Hervé. De même, une campagne a désormais presque plus besoin d'un excellent «case study» (film de présentation) que d'une bonne idée créative pour se faire remarquer dans les festivals. Du coup, certaines agences dépensent une partie conséquente de leur budget de production à l'élaboration de cette vidéo promotionnelle.
En lieu et place d'un festival créatif, Cannes Lions serait-il devenu le salon de l'industrie publicitaire, faisant ainsi du marketing son roi? Que révèlent ces évolutions, voire ces dérives? «Que notre métier est en pleine période de mutation, de transition. Qu'il est en train de se réinventer, répond avec optimisme Georges Mohammed-Chérif, fondateur et directeur de la création de l'agence Buzzman. Je suis une victime de l'énorme business qu'est devenu Cannes mais une victime consentante.»
De fait, quelle que soit sa métamorphose, le Festival international de la créativité reste incontournable parce que ses Lions ont encore une énorme valeur aux yeux des annonceurs et surtout des agences elles-mêmes. Et dans un métier aussi compétitif que celui de directeur de la création, l'enjeu est capital. Aucun CV à ce poste qui ne comptabilise le nombre de récompenses obtenues à Cannes et ailleurs durant sa carrière. Entre les prix et les mesures de performance des campagnes, le travail du patron de la création est sans cesse disséqué, évalué et analysé.
Fantômes prisés
«Notre métier, c'est la Star Academy en permanence, lance Stéphane Xiberras, président et directeur de la création de BETC. Tous les jours, tu passes un bac blanc, tu dois rendre une copie en te demandant si tu vas trouver l'idée dans l'air du temps.» La crise économique est venue tendre les rapports entre annonceurs et agences. «Certains clients nous cantonnent de plus en plus dans un rôle de simples "fournisseurs", ce qui est très démotivant, poursuit-il. Je trouve ça assez étrange de payer quelqu'un pour une expertise et de la lui confisquer ensuite.»
Résultat, les publicitaires disent travailler dans un climat qui ne favorise pas la création et la prise de risque. Ils expliquent ainsi les piètres palmarès créatifs ramenés par la France ces derniers temps à l'international. Et les prévisions cette année pour les Cannes Lions ne sont guère encourageantes. «L'importance des prix créatifs a perverti ce métier. Du coup, certains sont toujours prêts à faire des "faux" uniquement pour continuer à remporter des statuettes», estime Stéphane Xiberras.
«Ghosts», «scams»... Les campagnes de publicité sorties uniquement de la tête des créatifs - et non pas d'un brief client - couplé à un achat d'espace prétexte, continueraient à se glisser dans les palmarès. Dans un métier en manque de liberté créative, elles seraient même nombreuses malgré la volonté des festivals d'en faire la chasse. Olivier Altmann nuance le tableau: «Nous sommes quand même un peu revenus des campagnes faites uniquement pour gagner des prix. Dans les jurys, les créatifs sentent très bien qui joue hors-jeu. Aujourd'hui, compte tenu du contexte difficile, plus personne n'a envie de récompenser la facilité.»
Pour certains, il y a aussi une nuance entre la fausse campagne et la campagne pro-active, autrement dit proposée par l'agence et achetée ensuite par le client. «Pro-actif, ce n'est pas un vilain mot car une agence se doit d'être réactive par rapport à ce que vivent ses clients, explique sans détour Matthieu Elkaim, directeur de la création de CLM BBDO. Et ce, d'autant plus qu'une agence n'existe que par ce qu'elle fait. Nous, on s'interdit de faire du ghost mais on propose constamment des projets malins, frais et pas très chers à nos annonceurs.»
Un sentiment partagé par son ancienne co-équipière chez DDB, Pierrette Diaz, aujourd'hui vice-présidente en charge de la création de Young & Rubicam Paris: «Il en va même de notre responsabilité en tant qu'agences d'être pro-actives.»
Malgré tout, perdurent à Cannes de belles histoires créatives qui se poursuivent parfois même d'une année sur l'autre. De ce point de vue, Stéphane Xiberras est l'un des directeurs de la création les plus comblés. Avec la chaîne Canal+, depuis 2006, une année sur deux, il décroche de l'or: La Marche de l'empereur,Le Placard, L'Ours. A tel point que faire «sans» un film Canal+ diminue d'emblée le potentiel créatif de la moisson française. «Pas d'Ours, pas de Lion», plaisante Georges Mohammed-Chérif à propos du prochain millésime 2013.
Au-delà du succès créatif, le président et directeur de la création de BETC y voit surtout une énorme pression qui augmente à chaque nouvel opus. «Dans notre milieu rode toujours la malédiction du Lion d'or qui veut que quand tu as gagné trop de prix avec un annonceur, tu perdes ton client...» Difficile, par les temps qui courent, de faire rugir de plaisir un directeur de la création français.