Début février, TBWA Paris annonce qu'elle se sépare de sa double tête créative, le duo Eric Holden et Rémi Noël en place depuis 2009. Dans le même temps, l'agence précise qu'elle se passera désormais d'une direction de la création unique au profit d'une «ligne» de directeurs de création. Une restructuration présentée par Guillaume Panaud, président de TBWA France et de TBWA Paris, comme une évolution nécessaire au métier. A la grande surprise de l'agence elle-même, cette annonce a aussitôt déclenché des réactions épidermiques criant à la mise en danger du métier de créatif ou au coup opportuniste en pleine crise. Une goutte d'eau qui a fait déborder un vase déjà plein?
Pascal Grégoire, cofondateur, coprésident et directeur de la création de l'agence indépendante La Chose, a vivement réagi à l'époque. «Ma réaction n'était pas corporatiste mais instinctive, je l'ai écrite en quelques minutes parce qu'il y avait urgence à réagir. On ne peut pas laisser dire certaines choses», se souvient-il. Une urgence à dire que non, on ne pouvait pas faire sans un directeur de la création. «A vrai dire, je ne comprends même pas qu'on puisse se poser une question pareille en 2013! Sérieusement, il faut encore expliquer à quoi l'on sert?», interroge avec agacement Pierrette Diaz, vice-présidente en charge de la création de Young & Rubicam Paris.
«Tout comme il faut un réalisateur pour faire un film ou un directeur artistique pour une maison de couture, un directeur de la création reste incontournable pour une agence. Ce qui n'est pas forcément le cas pour les commerciaux. Dans un restaurant, tu as bien plus envie de parler au chef qu'aux serveurs…», lance Alexandre Hervé, vice-président chargé de la création de DDB Paris.
Mouton à cinq pattes
Au sein des agences, c'est en effet un bras de fer qui se joue pour la prise de pouvoir: qui, du commercial ou de la création, aura le dernier mot? Pour les directeurs de la création, évidemment, la réponse est claire. Mais si le débat s'enflamme, c'est justement parce que le poste de directeur de la création s'est étoffé au fil des ans, le rendant au contraire indispensable aux yeux de beaucoup. Mélange hybride entre chef créatif et homme d'affaires, plus question à ce poste de porter la seule parole créative de l'agence comme il y a encore quinze ans.
Pris en tenaille entre les pré-tests et les post-tests de campagnes, le directeur de la création se doit de comprendre mieux que personne les enjeux du marché au sein duquel ses clients évoluent. «Il faut avoir des idées, savoir manager des équipes, trouver des stratégies, solutionner des problématiques, être un bon vendeur et un bon gestionnaire», énumère Olivier Altmann, coprésident en charge de la création de Publicis Conseil. Un mouton à cinq pattes, en France du moins. «Devant l'ampleur de la tâche, de plus en plus de créatifs n'aspirent plus à devenir directeurs de la création au cours de leur carrière», confie Alexandre Hervé.
Lors de la suppression de la fonction par TBWA, certains ont aussitôt murmuré: «L'ère des gourous est donc bel et bien révolue.» Mais pour la génération actuelle de directeurs de la création, le mot «gourou» n'est plus d'actualité depuis longtemps et reste lié à l'époque de leurs aînés. Des patrons de la création charismatiques et dont la parole créative avait valeur d'or. «Cette époque était insupportable, beaucoup d'entre eux étaient davantage dans l'intuition plus que dans le travail», souligne Stéphane Xiberras, président et directeur de la création de BETC, issu de cette nouvelle génération de publicitaires – aujourd'hui quadras et quinquas – élevés au pragmatisme plutôt qu'à la publicité-spectacle.
« Quand j'ai commencé en 1987, nous avons très vite connu les lois Evin et Sapin, et aussi la première crise de licenciements chez les créatifs. Cela a été un électrochoc. On s'est dit qu'il fallait beaucoup travailler pour réussir. Du coup, le star-système a disparu assez vite», se souvient Olivier Altmann. Conséquence, une classe d'âge créative plus sage et plus lisse que leurs aînés. «Pour canaliser ces gens-là, il fallait à l'époque des coachs puissants. Aujourd'hui, il n'y a plus de fous dans la publicité. Donc, il y a moins besoin de gardiens d'asile…», remarque en souriant Stéphane Xiberras.
Trop concentrés à bien faire, ces patrons créatifs se sont-ils rendus eux-mêmes détrônables? C'est ce que pense Pascal Grégoire. «Il y a eu une infantilisation des créatifs et, à ce titre, nous sommes coupables d'avoir laissé d'autres tenir pour nous les cordons de la bourse», explique-t-il. Autrement dit, pour retrouver le pouvoir créatif, il faut reprendre le pouvoir tout court. Et cela passe pour beaucoup par la voie de l'entrepreunariat.
Pas forcément une âme d'entrepreneur
A l'heure d'une concentration problématique du marché français (accentuée par la disparition récente des agences V et Leg), certains tirent la sonnette d'alarme. «Certes, le contexte économique est compliqué, mais est-ce que les créatifs ont compris que ce métier leur appartenait? Non, pas encore assez», estiment Jean-François Sacco et Gilles Fichteberg, cofondateurs de Rosapark, qui s'inscrit dans la lignée d'une troisième génération d'agences indépendantes ou, à tout le moins, autonomes au sein des groupes, fondées par des créatifs, telles Fred & Farid, Buzzman, La Chose, Herezie…
« Je n'ai qu'une chose à dire à tous ceux qui se posent des questions sur le devenir de notre métier: “Montez vos boîtes!”. L'acte de rébellion, il est là», lance Georges Mohammed-Chérif, fondateur et directeur de la création de Buzzman. Pour preuve, ils citent tous les exemples étrangers Wieden & Kennedy, Droga 5 ou Jung Von Matt, des structures indépendantes, fondées par des créatifs et «comme par hasard les meilleures agences au monde».
Mais derrière chaque directeur de la création ne sommeille pas forcément une âme d'entrepreneur. «Quand tu lances une nouvelle structure, tu travailles sur des plus petits budgets au départ. Tu es en recherche constante de croissance et, donc, c'est très dur, explique Olivier Altmann, chez Publicis Conseil depuis 2004. Quand j'étais chez BBDP & Fils, peu de monde voyait mes campagnes. Aujourd'hui, c'est l'inverse.»
Entre gros budgets et campagnes vues, il y a donc aussi un ego créatif à satisfaire. «Bien sûr que j'ai déjà pensé à créer ma propre boîte, mais être sur des gros budgets, c'est quand même le rêve de tout créatif. Moi, je ne travaille pas pour me revendre ailleurs, je suis comme Michel Drucker: je serai certainement encore là dans cinq ans si BETC veut encore de moi», estime Stéphane Xiberras, à son poste dans l'agence depuis 2007.