Qui eût cru qu’un jour les rayons de Decathlon seraient le nouvel eldorado des fashionistas ? Et que le Vieux Campeur, magasin spécialisé de camping de la rive gauche parisienne, renfermerait de meilleurs trésors que les fripes ? À en croire les rues parisiennes et les soirées appartements de la Gen Z, le style outdoor est devenu la norme. On se croirait à s’y méprendre dans les pays nordiques. Le style en plus.
Cette nouvelle mode porte un nom, le «gorpcore». Baptisée pour la première fois par le New York Times en 2017, elle apparaît comme une rébellion à une autre tendance de l’époque, celle du «normcore», qui rentre dans la norme. Et ce sont les hommes, durant les Fashion Week, qui ont commencé à inonder les podiums de ce style. Les photos street style montrant des citadins avec un amas de couches, comme s’ils allaient choper un tire-fesse, remplissent les magazines de mode. Alors qu'ils vont juste prendre la 9 direction Havre-Caumartin. «À la base, ce courant vient du Japon, où les citadins fuient les mégapoles trop peuplées durant leurs congés pour se reconnecter avec la nature. Une expérience quasi religieuse dans un pays à majorité shintoïste. De nombreux labels se sont d’ailleurs positionnés sur le gorpcore là-bas, comme Visvim, Nanamica ou North Face Purple Label», avance Étienne Lamotte, planneur stratégique chez Social and Stories.
Les doudounes ressortent des placards. Les silhouettes urbaines sont emmitouflées dans des parkas North Face ou des coupe-vents Arcteryx. Les boots battent le pavé et les bobs de pêche habillent les têtes, à l'image des couvertures du magazine L'homme moderne. Que le style plaise ou non, ces vêtements ont en réalité une utilité technique. Ils sont soit résistants au froid, soit à la pluie. Avec un penchant très outdoor, ces vêtements sont d’abord proposés aux aficionados de la pêche, de la randonnée… des sports considérés comme extrêmes ou sauvages. Finalement, ce mouvement de niche s’inspire fortement de la streetwear et inversement. Le styliste Virgil Abloh, fondateur de la marque Off-White, prophétisait début 2020 la mort du streetwear, l’outdoor serait-il son digne héritier ? «C’est loin d’être une hypothèse farfelue, en effet, les label Off-White ou Acne ont récemment lancé des bottes de randonnée. Les collaborations entre les maisons de luxe et les marques outdoor se multiplient, on l’a vu récemment avec Gucci et North Face ou encore Palace et Arcteryx. Pour se légitimer d’avantage, les griffes utilisent aussi de plus en plus régulièrement des marques ingrédients brevetées comme Gore-Tex, Polartec, Primaloft», analyse Étienne Lamotte.
Et l’outdoor continue d’avoir le vent en poupe. Selon le cabinet Zion Market Research, le marché mondial des vêtements outdoor représentait 99,24 milliards de dollars en 2018 et devrait atteindre 280,12 milliards de dollars en 2026, soit une augmentation de 13,8% par an. Cette subculture serait en passe de devenir mainstream.
Vêtements cocooning
Cet engouement pourrait s’expliquer par un mouvement de fond, celui du culte de la performance. «S’il y a bien un prérequis chez les acheteurs de pièces outdoor, ce sont les performances intrinsèques du vêtement. Nous vivons dans une société où il est nécessaire de donner le meilleur de soi, la technologie est un outil pour tendre vers cet idéal. On calcule notre temps de sommeil, notre rythme cardiaque et même notre alimentation… Le vêtement outdoor agit donc comme une prothèse qui nous permet de devenir en quelque sorte un être humain augmenté», rapporte Étienne Lamotte.
Une société compétitive mise à mal par le contexte actuel. À cause de la pandémie mondiale, pour ne pas la citer, la crise émotionnelle est assez lourde. Dans un milieu hostile, les individus ont besoin de se sentir en sécurité et c’est dans ces vêtements cocooning qu’ils vont pouvoir se lover. «Notre environnement urbain est dorénavant perçu comme hostile. Les vêtements outdoors agissent comme une protection, un abri. Une bulle qui nous protège et nous permet de nous évader d’un quotidien anxiogène et de rêver de grands espaces et de liberté», explique le planneur stratégique.
À la Silicon Valley, les gourous de la tech ont bien compris que le dress code imposé du costume n’avait plus sa place. Même les géants de la bourse, dont Goldman Sachs, ont suivi ce mouvement. Un peu comme l’uniforme de Mark Zuckerberg, l’habit outdoor a l’avantage de présenter un visage humble et accessible sans perdre cet instinct de survie à la Bears Grylls nécessaire dans cette jungle des affaires. À cet égard, la doudoune sans manches, «la power jacket», vue dans la série Succession, est devenue le symbole de cette bascule. La série Industry l’illustre également parfaitement, suivant des traders de la City vêtus de doudounes sans manches, affublées du logo de leur boîte. Un nouveau costume, en plus décontracté. Les signes de richesse se sont inversés: le «moins» égal «plus». Mais ce luxe qui ne veut pas dire son nom n’est pas accepté par tout le monde. En effet, en avril 2019, la marque de vêtements outdoor Patagonia a annoncé qu’elle cessait d’habiller Wall Street pour rester en accord avec ses principes et son style de vie.
Parce qu’avant de devenir une mode mainstream, ce mouvement de niche formalise un rejet de la fast fashion. Le vêtement ayant une utilité, par conséquent, il s’oppose à la culture du basique. Adopter ce style, c’est se présenter comme un consommateur vertueux qui comprend les enjeux climatiques. Ou en tout cas qui s’en auto-persuade. «C’est un peu une idée schizophrène que de projeter une image de soi voulue», avoue Étienne Lamotte.
Certaines marques vont encore plus loin et font de la fin du monde leur claim. C’est dans un fond d'ambiance apocalyptique que le directeur artistique de Balenciaga, Demna Gvasalia, a plongé l’héritage de son créateur Cristobal Balenciaga. Son défilé automne-hiver 2020 et sa campagne de prévention totalement incongrue pour la collection printemps-été 2020 ont fait mouche dans le milieu de la mode. Peut-être un nouveau style de qualité pour arpenter le métro parisien ?