On imagine mal Carrie Bradshaw et les autres héroïnes de la série Sex and the City arpenter la Cinquième avenue en Louboutin, un masque sur le bas du visage. En 2020, les virées shopping entre amis ont pris une saveur amère depuis que le coronavirus a mis le monde sur pause. Le commerce en ligne a explosé, une tendance dont n’a pas eu raison le déconfinement. « En ligne, on ne retrouve pas cette interaction humaine, avec ses copines à côté, comme en magasin. On est dans le “buying” [l'achat], par opposition à l’expérience shopping que j’ai en boutique », regrette Elysa Kahn, ancienne brand manager chez L’Oréal en Israël.
C’est pour tenter d’y remédier qu’elle a créé sa start-up il y a tout juste un an, Squadded Shopping Party, avec son associé Cyril Cohen-Solal. Le principe ? Proposer aux marques d’ajouter une couche sociale sur leur site e-commerce. Les acheteurs en ligne pourront par exemple discuter avec leurs amis dans un espace dédié sur le côté de l’écran, débattre des looks qu’ils aiment – en temps réel mais pas seulement –, voire solliciter l’avis des autres internautes pour les contenus partagés publiquement, le tout sans quitter le site e-commerce de la marque. « Nous voulons reproduire en ligne ce que j’appelle le “mall effect” [l'effet centre commercial]. Avec le Covid-19, nous avons senti ce besoin de connexion humaine, tant de la part des utilisateurs que des marques », s’enthousiasme la jeune femme de 25 ans.
Extension activable
En guise de premier essai, la start-up a lancé en mai une extension Chrome activable sur les sites de cinq marques emblématiques de la génération Z : Asos, PrettyLittleThing, Boohoo, Missguided et Na-kd. Une vingtaine d’autres aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Australie et en France sont aujourd’hui en cours de discussion pour déployer la solution Squadded Shopping Party sur leur propre site, moyennant un abonnement mensuel. Basée à Tel Aviv, la jeune entreprise emploie actuellement cinq personnes et cherche à lever plusieurs millions d’euros d’ici à la fin de l’année.
« Les réseaux sociaux ont développé le social shopping mais ça reste de l’achat dans Instagram par exemple, contextualise Sébastien Houdusse, directeur général adjoint chez BETC Fullsix. Dans le futur, la first party data va être clé pour les marques. Celles-ci devront donner des raisons aux internautes de venir sur leur propre site e-commerce. » Elysa Kahn le confirme : « Nous voulons rendre aux marques la propriété de leur data sociale, leur permettre de savoir qui sont leurs fans, les articles qui suscitent le plus de likes… »
Les acheteurs sont aussi majoritairement demandeurs. Selon une étude sur l’expérience client publiée en juin par BETC Fullsix, en partenariat avec Google, 54% des consommateurs dans les quatre pays étudiés (États-Unis, Chine, Royaume-Uni et France) disent attendre des marques qu’elles facilitent le community shopping en ligne. En Chine, où le social shopping est déjà bien installé, porté notamment par l’appli WeChat, ce taux monte même à 72%. Les consommateurs français ne sont en revanche que 40% à le souhaiter.
Télé à chat
Dans le domaine de la vidéo à la demande par abonnement (SVOD) aussi, de nouvelles fonctionnalités communautaires ont été lancées ces derniers mois. Fin juin, Amazon Prime a déployé la fonction Watch Party, qui permet de regarder un programme à plusieurs, en même temps, chacun depuis son salon. Chaque session peut réunir jusqu’à 100 personnes, et un chat intégré leur permet d’interagir pendant la diffusion. Seul le marché américain est pour l’instant concerné. De son côté, Netflix propose depuis bientôt deux ans la fonction Netflix Party, qui a connu un regain d’intérêt avec le confinement. Aux États-Unis, Hulu et HBO offrent aussi à leurs abonnés des fonctionnalités similaires.
« On est ici dans quelque chose de très conjoncturel, lié au confinement et au marché américain, estime Gilles Pezet, consultant manager au sein du cabinet NPA Conseil. Tous ces outils sont utilisables pour un visionnage sur PC alors que la SVOD se regarde majoritairement sur un téléviseur, et hors confinement, ils paraissent plus propices pour des programmes à enjeu, de flux, comme de la téléréalité ou des jeux, ce qui n’est pas le genre dominant sur les plateformes de SVOD. » Pour lui, ce type de fonctionnalités n’est pas sans rappeler les multiples start-up qui se sont lancées à l’époque de l’ère éphémère de la social TV, autour de 2012. « Beaucoup d’expériences n’ont pas fonctionné. La social TV s’est transformée en Twitter TV », analyse l’expert.
Que ce soit avec les watch parties ou les séances de e-shopping en bande, « nous ne sommes pas sur des nouveaux usages mais sur l’adaptation d’usages existants – partager des outfits [tenues] avec ses potes en magasin, commenter des films – dans un contexte particulier de liberté sous condition », renchérit Lydia Faraj, lead strategist au sein de l’agence Dare.win. Pour Elysa Kahn, l’alternative à sa solution existe : envoyer des captures d’écran à ses amis via WhatsApp par exemple. Moins fluide.
« Avec le confinement, certaines applis comme Houseparty ont connu un momentum [élan] de consommation. C’est trop tôt pour savoir si on est ici dans un usage éphémère ou dans une tendance de fond, mais ce qui est sûr, c’est que l’intégration du communautaire dans l’expérience e-shopping est aujourd’hui primordial », insiste Lydia Faraj. Sébastien Houdusse, de BETC Fullsix, ne dit pas le contraire, même si selon lui rien n’indique que le seul squadded shopping saura se généraliser : « On est ici sur les cibles les plus jeunes, sur certaines catégories de produits, comme l’habillement ou le make-up. Pour les achats qui se font par foyer, comme l’automobile ou la décoration, ça semble plus compliqué. » Le communautaire a ses limites.