Société
Vincent Cocquebert, journaliste, se penche sur le discours générationnel dans « Millennial Burn-out : X, Y, Z… Comment l’arnaque des “générations” consume la jeunesse » (Éditions Arkhê). Il y déconstruit en particulier l’incontournable concept de « millennials ». Mais ces derniers existent-ils vraiment ?

[CONFÉRENCE] Mercredi 2 octobre 2019, la 3e édition de Stratégies Forever Young, en partenariat avec Vice, ouvrira ses portes avec pour thème «Paradoxe attitude, des jeunes sous influence en quête de sens». Programme et inscriptions.

 

Pourquoi avez-vous choisi de vous pencher sur les fameux millennials ?

Vincent Cocquebert. J’ai commencé ma carrière à Technikart, mensuel dont la posture générationnelle m’interpellait. Le magazine était piloté par des enfants de baby-boomers, qui s’inscrivaient beaucoup dans la mise en scène d’une forme de paternalisme sans père… Ensuite, une anecdote personnelle – que je relate dans mon livre – m’a donné à réfléchir. Je rentre chez moi pour les vacances de Noël, je dors chez mon père qui est veuf depuis quelques années et tout à coup, je suis réveillé par des éclats de voix… Je tombe alors sur mon père, en pleine scène de ménage avec sa nouvelle copine qui vit au Brésil, en train de l’engueuler sur Skype dans une sorte d’esperanto un peu étrange. J’ai fini par comprendre que la source de la dispute était un smiley qui avait été mal interprété lors de leurs échanges... Précisons que mon père a 72 ans. Je me suis alors intéressé à ce que l’on appelle la fin des âges, ou comment, aujourd’hui, les âges disent de moins en moins ce que l’on est, alors même que les consommations culturelles, les groupes de valeurs tendent à se rejoindre.

Vous êtes par ailleurs rédacteur en chef du webzine Twenty, qui se présente comme « le magazine communautaire des 16/25 ans »…

Chaque semaine, je reçois des jeunes qui viennent de tous horizons géographiques et économiques pour recueillir leurs témoignages. Au fil des rencontres, je me suis rendu compte que les ressentis de ces jeunes venaient contrecarrer tous les stéréotypes dont j’étais pétri autour des millennials ou de la génération Z. Ce que j’en lisais jusqu’alors, c’étaient des petits articles un peu ludiques où l’on nous décrivait un être totalement différent de ses devanciers, comme s’il était advenu tout à coup une rupture anthropologique... Tous les stéréotypes convoqués venaient s’annuler les uns après les autres. J’ai donc décidé de m’intéresser au concept de génération. Pourquoi est-il devenu à ce point une grille de lecture ? Pourquoi le management et le marketing sont-ils à ce point obsédés par les prismes générationnels ? J’ai essayé de détricoter tout cela en tentant de déterminer à quel moment, dans l’histoire, on a commencé à penser en termes de générations. En particulier en explorant la jeunesse, scrutée de manière obsessionnelle.

Quelles ont été les différentes phases de ce que vous appelez la « fabrique de l’adolescence » ?

À la fin du 19ème siècle, on passe d’une posture de défiance, voire de méfiance, où l’adolescence est perçue comme un âge criminogène, à une posture fascinée. Le « jeune » est conceptualisé comme une espèce de grand groupe sociologique à la fin des années 1960 avec l’introduction de la culture jeune, notamment de la culture rock... L’invention de l’argent de poche fait, par ailleurs, entrer le marketing dans la sphère de la jeunesse, qui devient un nouveau segment commercial.

Vous évoquez le curieux destin de la génération X, qui désigne ceux qui sont nés entre 1960 et 1980.

Le terme de « génération X » a été utilisé trois fois dans l’histoire. Une première fois par le photographe Robert Capa, au lendemain de la Seconde guerre mondiale [Capa imagine, en 1949, le projet « Génération X », portrait d’une jeunesse née avant la guerre et de ses aspirations]. En 1953, la journaliste Jane Deverson évoque ensuite la génération X pendant le Swinging London, en 1963. Enfin, l’écrivain Douglas Coupland sort le livre culte Génération X en 1991. Malgré tout, la génération X a été pensée de manière correcte, car elle a été pensée a posteriori. On ne définit pas une génération qui est en train de se générer…

La génération Y, quant à elle, apparaît en 1993 dans les pages d’Advertising Age, un magazine de marketing…

En effet, au début des années 1990, Advertising Age met en scène le sociotype d’un nouveau consommateur, qui n’a alors que 13 ans et qui serait en opposition totale avec les X, présentés comme des cyniques complètement désabusés, le ventre mou de l’Occident. Avec ces Y, Ad Age dessine le portrait d’un nouveau consommateur type qui ne goûte guère le bullshit, et qui attend des marques qu’elles prennent leurs responsabilités dans les grands combats sociétaux. On se trouve déjà devant cette figure du consommateur joyeux, éthique, conscientisé qui donnera, 30 ans après, naissance au concept de millennial… Avec un flou grandissant sur la réelle tranche d’âge à laquelle appartient le millennial. Est-il né entre 1980 et 2000 ? En même temps qu’Internet, comme le prétendent certains ?

On a l’impression que le « millennial » – probablement la génération la plus disséquée de toute l’histoire – est devenu un mot magique. Pourquoi ?

Si tous ces stéréotypes ont perduré et se sont renforcés, c’est qu’il s’agissait de donner un visage humain à des changements structurels. Comme en entreprise, par exemple, pour justifier la fin de l’accompagnement du salarié dans sa carrière. Le recours à ces archétypes permet d’évacuer les divers mouvements économiques qui viennent expliquer les transformations des entreprises dans les années 1990 : morcèlement du temps, recours à des prestataires externes de plus en plus systématique… On peut prétendre que les changements n’ont pas été faits au forceps, en accord avec le modèle économique, mais simplement pour coller aux attentes d’une nouvelle génération. À partir de choix politiques, on a commencé à construire une sorte de storytelling, une fable de civilisation. On raconte ainsi que l’individu n’est plus en quête de stabilité mais en quête de zapping permanent, dans un rapport très post-matériel, qu’il ne veut pas perdre sa vie à la gagner, que s’il travaille, c’est d’abord pour son épanouissement… Que par conséquent, il ne va jamais rester très longtemps en entreprise. Et donc, que cela ne sert à rien, en creux, d’investir dans les formations internes, par exemple. On a inventé un conte positif et désirable, pour masquer des précarités, accompagner des volontés managériales. Il existe une intégration de ces discours, que ce soit par les patrons ou par les salariés. Le mythe du millennial sert, en réalité, de levier d’action. 

Le recours au filtre générationnel, expliquez-vous, permet aussi de faire peser plus de responsabilités sur les jeunes générations…

Absolument. Citons l’exemple du « shadow comex » grâce auquel, d’un seul coup, ce sont les jeunes de l’entreprise qui vont dessiner le monde de demain. Car ce n’est plus l’expérience qui est valorisée mais la fraîcheur... Ce jeunisme d’entreprise-là montre aussi, dans un Occident qui n’a jamais été aussi vieillissant, que l’on sous-traite aux jeunes des responsabilités collectives. Il suffit de voir comment, depuis l’arrivée de Greta Thundberg à la Cop 24, on a décidé unilatéralement que ce sont les jeunes qui vont nous sauver du péril climatique. On « outsource » les grandes problématiques de demain aux millennials, comme on leur a sous-traité les grandes transformations au sein de l’entreprise. Comme si c’était à eux de décoder le monde d’aujourd’hui, à eux de tracer les grandes lignes de demain. 

Selon vous, penser les individus en termes générationnels deviendrait presque insultant…

Nous vivons dans une ère où l’on n’a jamais autant tendu à ne plus essentialiser les individus, les groupes sociaux, que ce soit au niveau ethnique, sexuel, etc. Mais l’on se rend compte que grâce au label générationnel, on peut se permettre de proférer les pires horreurs sur les groupes d’individus. Le baby-boomer, c’est un vieux jouisseur libertaire qui n’a jamais assumé ses responsabilités et ne pense qu’à fumer des joints, les millennials ou les Z, ils mordent la main qui les nourrit… Si l’on disait cela de n’importe quel groupe social, on trouverait ça parfaitement scandaleux et on l’on aurait bien conscience que l’on tient un discours essentialisant et très « border »…

Le marché florissant des études explique-t-il cette inflation de concepts générationnels ?

Bien sûr. Il s’agit de créer du récit pour nourrir un marché, celui du consulting. Et cette fiction de civilisation, il faut constamment la régénérer. D’ailleurs aujourd’hui, le grand sujet, ce sont les Z, plus vraiment les millennials… En 2005, on parlait des Y, en 2018, on parle des Z et on raconte exactement la même chose ! Mais c’est aussi un piège, à mon sens, d’un point de vue marketing. Comme on tend de plus en plus vers une société de fin des âges, la segmentation comme on la pratiquait fonctionne de moins en moins. Nous sommes un peu tous des millennials. On peut avoir 60 ans et manger du quinoa, rouler en trottinette, passer son temps en voyage dans des Airbnb. Le marketing se fourvoie en explorant le prisme unique du jeunisme. Aujourd’hui, on devrait plutôt concevoir le marketing à travers les communautés émotionnelles, par-delà les classes économiques. Il serait plus intéressant de penser un marketing post-générationnel qui s’adresserait à toutes les classes d’âge en fonction de ce qui les relie, des usages, des valeurs, des produits culturels, des thématiques sociétales, etc.

N’en aura-t-on donc jamais fini avec le discours générationnel ?

Lors des dernières Rencontres de l’Udecam [en septembre 2018] dont le thème portait sur « Les nouvelles communautés », Kantar Media a présenté une étude qui expliquait qu’il n’était plus pertinent de communiquer par segments générationnels, parce que la jeunesse n’a jamais été aussi morcelée. On commence à voir poindre, notamment aux États-Unis, un discours qui démonte les pièges du marketing et du management pensés par classes d’âge. Une arnaque totale, comme le résume Jessica Kriegel, talent manager pour la société de logiciels Oracle, qui a écrit Unfairly Labeled, dans lequel elle démonte tous les stéréotypes de management. De son côté, Mark Ritson, prof de marketing et conférencier, dit que le générationnel est complètement dépassé, qu’il faut que l’on arrête de communiquer par ce biais-là. J’appelle de mes vœux l’émergence d’un contre-discours, et qu’il soit tenu par les gens les plus concernés. Pas par des sociologues de gauche, parce que cette parole serait inaudible pour le marketing et les gens de la publicité. Si le discours contre-générationnel réussit à émerger, il viendra peut-être du marketing…

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