Dossier quotidiens
Face à l’explosion du temps passé par les Français sur leur smartphone ou tablette, la presse quotidienne multiplie les projets. Versions numériques, journaux enrichis, applications mobiles, services géolocalisés : les quotidiens entendent bien accompagner la migration des audiences vers le digital et ainsi compenser la baisse de leur diffusion imprimée.

Rarement les quotidiens se sont aussi peu vendus et, pourtant, les marques de presse quotidienne n'ont jamais été autant lues. Derrière ce paradoxe, l'explosion de la lecture sur ordinateur et surtout sur smartphone et tablette, portée par la croissance exponentielle des ventes de ces appareils. Au deuxième trimestre, la France comptait plus de 25 millions de mobinautes, selon Médiamétrie, en hausse de 18% sur un an. Près de 9 millions d'individus sont également équipés en tablette, soit deux fois et demie plus qu'il y a un an.
Chaque mois, les mobinautes passent près de 4 heures connectés à Internet, une durée qui monte à plus de 15 heures chez les utilisateurs de tablette Ipad. Autant de temps que les Français ne passent pas à lire la presse papier. Les chiffres de diffusion de l'OJD l'attestent : en 2012, les quotidiens nationaux ont reculé de 7,8%, les quotidiens régionaux de 2,3%. 2013 n'est guère meilleure: sur les huit premiers mois de l'année, les titres de la presse quotidienne nationale (PQN) sont tous en recul, à l'exception de La Croix. En presse quotidienne régionale (PQR), les 53 quotidiens certifiés par l'OJD sont tous en baisse à fin juin.
Pour autant, les marques de presse, au premier rang desquelles les titres de presse quotidienne, profitent de la digitalisation des lectures et de la «nomadisation» de la consommation d'Internet. Selon la dernière étude One, publiée fin septembre par Audipresse pour la période 2012-2013, 45% des Français lisent au moins un titre de presse en version numérique chaque mois, que ce soit via le PDF du journal papier, son site Internet ou mobile, ou via une application smartphone ou tablette. «L'ère du “multi-reading” se confirme, souligne Nicolas Cour, directeur général d'Audipresse. Dans l'audience globale des marques de presse, on remarque une émergence de l'audience provenant du Web, même si le poids de l'audience print reste majoritaire.»

 

De nouvelles temporalités

Les éditeurs l'ont bien compris. «Nous assistons à un basculement spectaculaire des usages sur ces nouveaux supports. Nous sommes face à une révolution des comportements de lecture», explique Natalie Nougayrède, directrice du Monde, dont le trafic mobile atteint déjà 45% du total des pages vues. «Ces nouveaux canaux représentent une formidable opportunité pour développer notre audience au global, estime Marc Feuillée, directeur général du groupe Figaro. La tablette est aussi un vecteur très important de croissance de notre diffusion payante.»
Qu'elles soient vendues via un kiosque numérique ou au sein d'une application ad hoc, les versions numériques sont aujourd'hui comptabilisées par l'OJD dans la diffusion France payée (DFP) des titres, tout comme les ventes en kiosque, les abonnements et les ventes par tiers. En deux ans, elles ont été multipliées par cinq. En la matière, les quotidiens nationaux ont une longueur d'avance: 4,4% de leur DFP proviennent des versions numériques. En tête des journaux les plus digitalisés (voir le tableau), Le Monde (12,1% de la DFP), Les Echos (11,5%) et Libération (10,5%).
Le quotidien Les Echos pourrait encore gagner du terrain avec son arrivée sur le kiosque numérique d'Apple, Newsstand, jusque-là boycotté par les principaux éditeurs de PQN en raison des conditions commerciales imposées par la firme à la pomme. «En rejoignant Newsstand, nous voulons profiter de la puissance de promotion du réseau Apple pour développer nos offres purement digitales», explique Francis Morel, PDG du groupe Les Echos. Actuellement, le quotidien économique compte 18 000 abonnés 100% numérique, qui s'ajoutent aux 50 000 abonnés papier, qui ont également accès au contenu premium en ligne.
Avec 15 000 abonnés digitaux et 85 000 print-digital, Le Figaro mise également sur la tablette pour en conquérir de nouveaux. «La tablette transforme la temporalité du média : 20% des téléchargements du Figaro se font entre 22 heures et minuit. Nous devenons ainsi un quotidien du soir», juge Pascal Pouquet, directeur des nouveaux médias.
Les quotidiens régionaux ne sont pas en reste, même si rares sont encore les titres à dépasser 1% de diffusion numérique. «Notre vision stratégique ne place pas la plateforme au cœur du système, nous considérons que la donnée importante est l'information. Le mobile et la tablette ne sont que des supports de diffusion supplémentaires nous permettant de communiquer avec nos abonnés à des moments différents et de façon différente », estime Jean-Nicolas Baylet, directeur général adjoint de La Dépêche du midi.
Pour doper leurs ventes numériques, plusieurs quotidiens régionaux n'ont pas hésité à offrir à leurs lecteurs une tablette moyennant un abonnement de un ou deux ans. Une stratégie également déployée en PQN par des journaux comme Le Figaro, Les Echos et Le Monde. En PQR, La Voix du Nord, Le Progrès ou encore La Montagne ont tenté l'expérience, un pari gagnant puisque ces trois titres sont les plus à la pointe en termes de digitalisation de leur diffusion.
«Aujourd'hui, les gens n'ont pas l'habitude de payer pour s'informer sur Internet. En revanche, ils sont prêts à le faire quand l'information est présentée sous forme de journal, d'où le développement des ventes de PDF ou de formats adaptés à une liseuse», note Bruno Ricard, directeur marketing du Syndicat de la presse quotidienne régionale (SPQR).
Point de tablette offerte pour le premier quotidien régional, Ouest-France, mais des offres commerciales propres au digital, lancées au début de l'été. «La tablette comme le mobile nous permettent de toucher un public plus large, particulièrement des lecteurs qui vivent en dehors de nos zones de diffusion», estime Philippe Toulemonde, directeur général délégué de Ouest-France.

 

Le print, essentiel aux gratuits

En trois mois, le quotidien breton a ainsi recruté 11 000 abonnés à son offre Duo, qui permet aux abonnés du journal papier, moyennant deux euros supplémentaires par mois, d'accéder au quotidien en numérique. Plus de 1 200 personnes ont également souscrit à l'offre uniquement digitale. «La monétisation de notre audience numérique passe aujourd'hui avant tout par la vente des versions numériques du journal», ajoute Philippe Toulemonde.
Les quotidiens gratuits aussi investissent ce nouveau canal de diffusion en donnant la possibilité aux internautes, par exemple ceux vivant hors des zones de diffusion, de télécharger l'édition du jour en PDF. En juin, les versions numériques représentaient 5,6% de la diffusion gratuite de 20 Minutes, loin devant Direct Matin (0,3%) et Metronews, qui ne propose pas encore ce service mais qui devrait le lancer d'ici à janvier. «La moitié des téléchargements se fait entre 23h30 et 2 heures du matin. Nous ne nous attendions pas à ce sentiment d'urgence des lecteurs d'avoir le journal très vite», souligne Olivier Bonsart, président de 20 Minutes.
Grâce aux versions numériques, le gratuit a pu réduire son tirage papier, de 1,9% entre juin 2012 et juin 2013, quand la diffusion du titre a progressé de 3,8%. Selon nos informations, le quotidien économiserait ainsi entre 600 000 et 700 000 euros par an. Reste à voir si le moindre taux de circulation des versions numériques n'aura pas à terme un effet négatif sur l'audience du titre. «Le print reste essentiel à la presse gratuite d'information, d'autant que le modèle économique du digital n'est pas encore clair», pointe pour sa part Jean-Christophe Thiery, président de Direct Matin, qui tire seulement 1,5% de ses revenus du digital.
Difficile d'imaginer que la lecture de la presse sur tablette doive se résumer aux seuls PDF des versions papier. Plusieurs éditeurs français proposent également à leurs lecteurs des versions enrichies de vidéos ou de diaporamas. Exemple : le «Journal tactile», lancé par Le Monde en mai dernier. Actuellement, 41% des personnes qui utilisent une application Ipad pour lire Le Monde optent pour le Journal tactile. «Le fait de développer des contenus propres à la tablette donne à nos lecteurs une raison supplémentaire de s'abonner», estime Louis Dreyfus, président du directoire du Monde, qui vise les 200 000 abonnés numérique d'ici deux ans (120 000 actuellement, dont 50 000 abonnés pur numérique).
Parmi les autres quotidiens à proposer des versions enrichies, Le Figaro, La Dépêche et Le Parisien-Aujourd'hui en France. Ce dernier totalise aujourd'hui 3 600 abonnés purement numériques, auxquels s'ajoutent les 25 000 abonnés du journal papier ayant activé leur compte sur le digital. «Les premiers consommateurs d'information prêts à payer pour s'informer sont les propriétaires de tablette et de smartphone, note Eric Leclerc, directeur des activités numériques du Parisien-Aujourd'hui en France. Nous avons entamé très tôt notre développement sur la vidéo, une matière grâce à laquelle nous pouvons aujourd'hui enrichir le journal.»
L'Equipe va un peu plus loin avec, en plus du PDF enrichi, l'application My L'Equipe. Lancée en juin dernier, en même temps que la nouvelle formule du quotidien sportif, elle offre la possibilité de lire sur tablette et smartphone le contenu du journal de façon déstructurée, avec une hiérarchisation de l'information personnalisable en fonction de ses sports de prédilection. «Ce type d'innovation vise avant tout les lecteurs irréguliers, avec pour objectif de leur faire retrouver la fréquence d'achat», explique François Morinière, directeur général de L'Equipe, dont 25% des abonnés ont opté pour l'offre purement numérique, soit 5 000 personnes.

 

Des versions pour tablonautes

Après les PDF et les versions enrichies, l'étape suivante n'est-elle pas la création d'éditions exclusivement conçues pour tablette, à l'image de l'édition de 17 heures, lancée par le quotidien belge Le Soir en début d'année? En France, Libération prépare pour la fin de l'année une édition numérique de 18 heures, réservée à ses abonnés. «Le flux Internet se structure autour de pics, notamment en fin de journée. Il est très important pour nous d'être capables d'offrir du contenu autour de ces pics de consommation», expliquait début septembre à Stratégies Nicolas Demorand, coprésident du directoire de Libération. Autre quotidien à réfléchir à une édition numérique du soir, Ouest-France.
De son côté, Le Figaro préfère se donner du temps. «Il faut voir si ce type d'édition ne se télescope pas avec la mise en ligne du journal à 22h. Je me demande aussi ce qu'on apporte de nouveau à 18 heures à un lecteur que nous avons déjà informé tout au long de la journée», s'interroge Marc Feuillée.
Sur mobile, la donne est un peu différente. «Le mobile, c'est l'enjeu du direct. Il permet de garder le lien durant les événements sportifs», explique François Morinière, le patron de L'Equipe. «Grâce au mobile, notre lecteur peut suivre l'information en continu tout au long de la journée. Jusque-là, nous ne pouvions pas offrir ce type d'information», estime pour sa part Francis Morel, le PDG du groupe Les Echos.
Pour un journal comme 20 Minutes, le mobile génère déjà deux fois plus de pages vues que l'Internet fixe, porté par les utilisateurs d'applications. Chez Metronews, 60% des visites et des pages vues le sont sur mobile et tablette. «Nous sommes centrés sur le développement de notre application principale car nous sommes encore dans une phase de conquête. Nous penserons à créer des verticaux thématiques seulement lorsque le vaisseau amiral sera très puissant», souligne Ari de Sousa, directeur des activités numériques.
Le smartphone permet également de toucher un public plus jeune. Pour un journal comme Le Monde, les moins de 25 ans représentent 22% des lecteurs du quotidien. Sur mobile, ils sont 40%. En revanche, ils représentent seulement 18% de l'audience du site Internet et 15% des lecteurs sur Ipad. «Les moins de 25 ans se retrouvent massivement sur le mobile, c'est donc pour un journal comme le nôtre un investissement pour les prochaines années», assure Louis Dreyfus, président du directoire.
Autre axe de développement pour le mobile, la géolocalisation. Des quotidiens régionaux comme Le Télégramme ou La Nouvelle République du Centre-Ouest proposent déjà des applications mobiles d'information basées sur la géolocalisation. Ainsi, en fonction de l'endroit où le mobinaute se trouve, la page d'accueil varie, donnant davantage de visibilité aux actualités qui se passent aux alentours. La géolocalisation permet aussi aux éditeurs de proposer à leurs lecteurs des services. C'est le cas de l'application Sortir avec Le Parisien ou de Midi libre balades, également proposée par La Provence et Le Courrier picard.
Reste à monétiser cette audience de plus en plus nomade. Là est tout l'enjeu des années qui viennent pour les éditeurs de quotidiens. «Le marché du mobile est en train de décoller. Pour nous, il fait plus que compenser la baisse de la publicité display», assure Olivier Bonsart, de 20 Minutes. Au Figaro, le mobile représentera cette année entre 12 et 15% du chiffre d'affaires digital. «La dynamique est lancée. A terme, la capacité qu'auront les acteurs à se développer sur le multicanal sera déterminante. Pour l'instant, la publicité multicanal reste embryonnaire car le marché n'est pas organisé», regrette Marc Feuillée.
Autre défi, celui des formats. Aux côtés des interstitiels et de la publicité vidéo, de nouveaux formats sont à inventer afin de monétiser le smartphone, malgré la petite taille de son écran. Le 21 octobre, Le Monde, dont 20% des revenus publicitaires digitaux viendront du mobile cette année, tentait l'aventure du «native advertising» avec l'intégration dans le flux éditorial de son application Iphone d'une publicité pour le Pack business entrepreneurs de SFR. Jamais le mobile et la tablette n'auront donné autant d'espoir de gains aux éditeurs de presse quotidienne.

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