Marie-Antoinette Mélières est l’une des spécialistes reconnues de paléoclimatologie, ainsi que des mécanismes dirigeant l’équilibre climatique, elle a coécrit récemment « Coup de chaud sur les montagnes ». Entretien avec Audrey Pulvar, cofondatrice de la Green Management School (Groupe MediaSchool, propriétaire de Stratégies), dans un contexte d'été meurtrier sur le front climatique.
Marie-Antoinette Mélières est docteure d’État en physique. En 1980, après des années consacrées à la spectroscopie moléculaire et à la physique atmosphérique, elle commence à orienter ses travaux et recherches vers les sciences de l’environnement et du climat. Elle devient alors l’une des spécialistes reconnues de paléoclimatologie, ainsi que des mécanismes dirigeant l’équilibre climatique. Elle a publié en 2020 Climats : passé, présent, futur (éditions Belin) co-écrit avec Chloé Maréchal. Son dernier livre Coup de chaud sur les montagnes (éditions Paulsen), co-écrit avec Bernard Francou, détaille les effets du réchauffement climatique, pour certains, désastreux, pour d’autres, positifs, sur les massifs montagneux.
Est-ce que les phénomènes météorologiques extrêmes, conséquences du réchauffement climatique, que subissent la France et l’Europe depuis la fin du printemps, sont une surprise pour vous, ou vous attendiez-vous à des événements aussi extrêmes, aussi vite ?
Marie-Antoinette Mélières. C’est une très grande surprise sur le plan émotionnel. Comme beaucoup de scientifiques, malgré nos prévisions, je ne m’attendais pas à subir un tel choc, à voir de tels incendies et un tel assèchement des rivières et des fleuves. Ces incendies sont extraordinaires, au sens premier du terme, en France. En 2022, la surface brûlée en France est déjà sept fois plus importante que la moyenne annuelle des dernières décennies. À l’échelle européenne c’est quatre fois plus. Ce qui nous arrive cette année est sans précédent dans notre histoire récente. En Europe, ce sont essentiellement l’Espagne, la France, le Portugal et l’Italie qui sont touchés, mais aussi - et c’est une nouveauté - des pays comme l’Autriche, la Hongrie, la Slovaquie et la Suisse… Des endroits jusqu’ici épargnés ont été fortement touchés. Prenez le Jura, dont je suis originaire : c’est la première fois de mémoire d’homme que le Jura est frappé par un important incendie de forêt, alors que rien, sur place, ne s’y prête.
Ça veut dire que des images comme celles du Rhin totalement asséché, des images de sols craquelés que l’on a l’habitude de voir quand on parle de la sécheresse dans le Sahel, par exemple, sont un choc, pour vous ?
Oui, c’est un énorme choc et cela permettra à beaucoup de Français et d’Européens de comprendre un peu mieux ce qu’il se passe dans ces pays déjà frappés par d’importantes sécheresses et de fortes températures. Je vous parle là de choc sur le plan émotionnel, de surprise. Mais sur le plan scientifique, rationnel, évidemment, je ne suis pas surprise. Même si nous n’avions peut-être pas, nous, scientifiques, prévu que ce type d’événements arrivent aussi fort, aussi « tôt »… C’est comme si le rythme du réchauffement et ses effets prévus avaient pris de l’avance. Le rythme du réchauffement semble plus rapide que celui auquel nous nous attendions. Ceci dit, on savait qu’avec le réchauffement enclenché, les quantités de gaz à effet de serre déjà stockées dans l’atmosphère, il y aurait une amplification des phénomènes extrêmes - essentiellement sécheresse et vagues de chaleur. Or l’association d’une sécheresse au long cours (cela fait des années que nous battons des records de sécheresse et « d’année la plus chaude ») et de vagues de chaleur extrêmes est le point de départ des incendies géants. Lesquels ont des conséquences épouvantables sur la biodiversité de la faune et de la flore, la qualité de nos vies, la séquestration de CO2… Un vrai cercle vicieux.
Si la température moyenne à la surface du globe augmente, mathématiquement, la probabilité d’évènements extrêmes (canicule marine, sécheresses, vagues de chaleur…), leur fréquence, augmente. Par ailleurs, il y a, d’une part, l’élévation de la température moyenne à la surface du globe, essentiellement causée par l’activité humaine, et d’autre part, les conséquences… de ses conséquences. Le réchauffement produit par l’homme, provoque des sécheresses qui, à la longue, pas juste en quelques semaines, transforment le bois de nos forêts en combustible, comme quand vous allumez un feu, que vous avez besoin de petit bois très sec et de bûches moyennes un peu moins sèches. S’y ajoutent les vagues de chaleur, devenues plus fréquentes, plus intenses, avec le réchauffement. Elles font monter la température de l’air jusqu’au point où un petit départ de feu, même naturel, embrase tout très vite et un incendie habituel devient un mégafeu. Au-delà de l’Europe, ce phénomène est bien sûr mondial, de la Sibérie à la Californie, en passant par le Canada, pour l’hémisphère Nord et de l’Australie à l’Amazonie, pour l’hémisphère sud. Le recensement du cycle sécheresse-vagues de chaleurs-mégafeux donne le tournis. Prenons l’exemple des feux de Californie, qui sont très bien documentés : sur les vingt plus grands incendies recensés depuis quatre-vingt-dix ans en Californie – en prenant en compte la superficie détruite -, plus de la moitié ont eu lieu ces deux dernières années.
Or comme vous nous le disiez, c’est à l’échelle mondiale que l’on constate cette densité…
Oui ! Que nous dit le Giec ? Si l’on s’intéresse à la probabilité de fortes canicules : un phénomène extrême qui survenait dans telle ou telle partie du monde tous les cinquante ans entre 1850 et 1900, c’est-à-dire avant le début de la phase de réchauffement actuel, a cinq fois plus de probabilité de se produire avec un réchauffement de 1°C (nous sommes entre 1,1 et 1,3°C aujourd’hui, selon les modèles). Donc, au lieu de survenir tous les cinquante ans, il survient tous les dix ans. Si nous parvenons, au prix d’importants efforts et de transformations majeures de nos modes de vie, à limiter le réchauffement à +2°, cette probabilité est tout de même multipliée par quinze… Donc dans la deuxième moitié du XXIe siècle, le phénomène ne surviendra non plus tous les cinquante ans, mais tous les trois-quatre ans ! Je laisse de côté la probabilité de +3 ou +4 degrés, vers laquelle nous nous acheminons si nous ne changeons rien à nos modes de vie actuels.
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Revenons aux incendies, en partie provoquées par ces vagues de chaleur… je suis surprise de peu entendre parler des conséquences de ces mégafeux sur la biodiversité. On parle beaucoup des conséquences émotionnelles - fortes et justifiées, bien sûr -, des conséquences économiques immédiates, désastreuses. Mais l’impact sur la biodiversité, à moyen et long terme… Ce n’est pas rien !
Ah non, ce n’est pas rien ! La perte de biodiversité à cause des incendies est massive. D’ailleurs, il vaut mieux parler d’écosystèmes. Ce sont des écosystèmes entiers qui disparaissent. Un mégafeu détruit irrémédiablement de très grandes surfaces. À première vue, beaucoup d’animaux, d’insectes, d’oiseaux, de micro-organismes, périssent… mais il faut aussi songer que, pour les plus grandes qui réussissent à s’échapper, se pose ensuite le problème de leur nourriture. Leurs ressources d’habitat et de nourriture sont détruites. Par ailleurs, avant même d’en arriver à l’incendie, les températures toujours plus élevées, voire extrêmes, mettent en péril la flore. La biodiversité, on le sait, s’adapte aux conditions météorologiques, mais à l’échelle du temps climatique. C’est-à-dire un temps très long, sur plusieurs siècles, voire des milliers d’années. Or en l’espèce, avec le réchauffement extrêmement rapide que nous créons et que nous vivons depuis un siècle, lequel s’accélère, elle n’a pas le temps de s’adapter. Certaines essences ont commencé leur migration, en montagne comme en plaine ; des animaux se déplacent aussi (avec des conséquences néfastes pour la faune et la flore d’origine). Mais la migration des plantes, et en particulier des arbres, est beaucoup trop lente par rapport à la vitesse du changement climatique. Des espèces disparaissent, inexorablement. Ajoutez-y les événements de températures extrêmes : chaque fois qu’il s’en produit un, la végétation souffre. Les espèces fragilisées peuvent résister une fois, deux fois, mais à partir de trois ou quatre épisodes, c’est l’hécatombe. Or les plantes sont la base des écosystèmes. En conséquence, l’agriculture est également touchée et la question de l’alimentation de la population mondiale est posée.
Dans Coup de chaud sur les montagnes, vous nous rappelez l’importance des montagnes dans la variété et la préservation de la biodiversité, mais les effets du réchauffement climatique sont notamment visibles en montagne…
La montagne est particulièrement sensible au réchauffement climatique. Ainsi, alors qu’en France le réchauffement, jusqu’à ces dernières années, était de 1,7°C, il atteignait 2°C dans les zones alpines. La flore de montagne migre en altitude à grande vitesse. Une surprise s’est produite : la biodiversité de haute montagne cohabite maintenant avec celle de très haute montagne. On s’attendait à ce que celle-ci s’effondre, or elle se montre plus résiliente qu’on ne l’imaginait et ce phénomène de cohabitation est une bonne nouvelle ! On en a trouvé au moins une, liée au réchauffement (sourire). En revanche, il y a de moins en moins d’eau stockée en raison de la diminution et de la disparition des glaciers. Dans un premier temps, la fonte des glaciers accélérée par le réchauffement alimente fortement le débit des rivières en été, mais ensuite, leur diminution réduit d’autant l’apport en eau, pourtant capital pour l’économie de la montagne en été. La ressource en eau passe donc par un pic puis diminue d’année en année. Dans les Alpes, nous sommes en train d’arriver à ce pic. Dans certains pays, en particulier dans les Andes, où des glaciers vers 5000 m d’altitude ont disparu, ce pic est déjà passé, et les villes, telles La Paz, en souffrent fortement. Cet impact du réchauffement sur la fusion des glaciers, lié à une couverture de neige qui fond plus précocement, se répercute sur les alpages alors soumis à une plus forte sécheresse, ce qui contraint les troupeaux à redescendre plus tôt vers la plaine. Sécheresse et diminution de la couverture neigeuse en montagne peuvent ainsi affecter toute la vie économique d’une région. Pour ne prendre que cet exemple, c’est ce qui se passe pour la Durance et le barrage de Serre-Ponçon [Hautes-Alpes]. Le barrage est actuellement 14 mètres en-dessous de son niveau normal. Du jamais-vu. La raison en est la combinaison entre une couverture neigeuse très faible, avec un déficit de neige en hiver de l’ordre de 40% dans les Alpes, de faibles précipitations pendant l’année et une évaporation intense provoquée par les vagues de chaleur.
Faut-il s’habituer à ce type de printemps-été très secs, très chauds et très incendiaires ? Est-ce que 2022 va devenir la « norme » ?
Non, justement. Les conditions de cet été vécues en France ne se reproduiront pas forcément l’année prochaine. En revanche, on sait que ces conditions deviennent plus fréquentes et le seront encore plus, à mesure qu’augmente le réchauffement global. On sait que canicules et incendies seront en augmentation : alors, dans quelques décennies, oui, l’été 2022 en France, avec ses quatre canicules pourrait être la norme. Cet été 2022 demeurera néanmoins comme un été très marquant. Avec des températures dépassant les 36 voire les 40 degrés pendant plusieurs jours d’affilée en Normandie et en Bretagne, atteignant les 42 degrés à Biscarosse, on ne peut pas parler d’été « cool », comme je l’entends parfois. Nous avions déjà atteint les 46 degrés dans l’Hérault, en 2019. Ces températures s’approchent des presque 50 degrés relevés l’an dernier à Lytton au Canada, détruit à 90% par l’incendie qui a suivi… Ce sont des températures relevées cette année dans certaines villes du Pakistan, du golfe Persique, et pendant la canicule précoce qui a frappé l’Inde, au printemps. Elles sont tout à fait excessives et, sous certaines conditions d’humidité de l’air, s’avèrent mortelles. Dans le sud de l’Asie, dans le golfe Persique par exemple, les conditions d’ habitabilité de la Terre, ne seront plus réunies dans le contexte du réchauffement futur.
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Ça veut dire que l’espèce humaine est sur le point de disparaître ?
Non ! Absolument pas ! Je suis totalement contre ce catastrophisme bon marché. L’espèce humaine est résiliente, parmi les plus résilientes qui existent. Elle s’est jusqu’à présent adaptée à tous les climats de la Terre, de l’équateur aux pôles. Elle s’adaptera à ses propres errements, mais à quel prix ? Les réchauffements actuels et futurs vont fortement dégrader nos conditions de vie. C’est déjà le cas pour 3 milliards d’êtres humains.
Allons-nous parvenir à nous adapter ? Il n’y a pas que la question de la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre ou de neutralité carbone d’ici à 2050. Il y a aussi la question de l’adaptation à un réchauffement climatique irréversible, en raison des émissions déjà présentes…
En 2050, nous en serons probablement à +2°C à l’échelle de la planète et +3°C en France. À ce niveau de réchauffement climatique, le problème numéro un de l’humanité sera une question d’accès à l’eau et à l’alimentation. Quelle quantité d’eau disponible, pour chaque organisme vivant ? Par ailleurs, quelle quantité d’eau pour la production agricole ? Comment réaliser une agriculture respectueuse de l’environnement et résiliente au réchauffement alors que la végétation n’a pas le temps de s’adapter à une augmentation trop forte et trop rapide de la température de l’air et que les quantités d’eau apportées par les pluies diminuent ? Plus il fait chaud, plus il y a d’évaporation des sols et d’évapo-transpiration des plantes. L’eau étant en cycle fermé, la quantité totale de pluies (et neige) augmentera sur Terre. Mais pas uniformément. Dans certaines régions les précipitations seront en hausse, par exemple dans la zone équatoriale, l’Amérique du Nord, l’Europe du Nord, la Chine du Nord... Ailleurs, comme dans le bassin méditerranéen ou encore au Brésil, en Amazonie, c’est la sécheresse qui augmentera. L’impact sur l’agriculture et l’alimentation mondiale sera majeur. Gardez présent à l’esprit quatre points indiscutables : le réchauffement est bien lié à nos émissions de gaz à effet de serre, il est causé par l’activité humaine. Le réchauffement aujourd’hui établi est permanent - on ne reviendra pas à un « climat d’avant ». Le réchauffement due à l’activité humaine est bien supérieur à toutes les fluctuations climatiques naturelles. Il nous revient donc de ralentir son évolution puis de la stopper.
Soyons réalistes, quels que soient nos efforts, nous atteindrons de toutes façons +2°C d’augmentation de la température moyenne à la surface du globe dans la deuxième partie du XXIe siècle. C ’est-à-dire deux fois le réchauffement actuel. Il nous faut nous y préparer. L’enjeu, c’est de ne pas dépasser ces deux degrés, de casser la trajectoire qui aujourd’hui nous met sur du +3 voir +4°C. Nous sommes à un moment de télescopage entre réchauffement, bouleversement des écosystèmes et amenuisement des ressources. C’est donc le moment de repenser complètement le mode de gouvernance de nos sociétés. La technologie va nous aider à passer à des énergies non-polluantes, mais elle ne nous dispensera pas de faire de très gros efforts de sobriété. Elle n’empêchera pas la prédation sur les ressources, si nous maintenons nos modes de vie. L’épuisement des ressources est une réalité incontournable, directement liée au fonctionnement consumériste de nos sociétés. Cet épuisement nous oblige, sous peine de conflits majeurs, à mieux prendre en compte la question des biens communs de l’Humanité. Nos ressources sont un bien commun que nous devons apprendre à protéger, à partager et à économiser. L’air est un bien commun. Il faut que les pays riches cessent de réchauffer l’air des pays plus pauvres, pays les moins émetteurs et pourtant premières victimes des effets du réchauffement climatique. Les océans sont un bien commun, il faut qu’au niveau mondial nous nous dotions de réglementations nous empêchant de continuer de les polluer avec des plastiques ou des résidus de pesticides. Notre planète est limitée et nous devons nous astreindre à préserver ses conditions d’habitalité pour le plus grand nombre possible et non pour le plus petit nombre, comme nous en prenons le chemin.