Le climatologue Jean Jouzel alerte sur l'urgence d'atteindre la neutralité carbone pour stopper le réchauffement climatique. Le scientifique est interviewé par Audrey Pulvar, cofondatrice de la Green Management School.
Il est l’une de nos grandes consciences contemporaines. Infatigable lanceur d’alerte et scientifique mondialement reconnu, prix Nobel de la Paix en 2007 avec le Giec, le climatologue Jean Jouzel, longtemps compagnon de route et de recherche du glaciologue Claude Lorius, continue de réclamer aux responsables politiques la traduction en actes de leurs belles paroles, de rappeler les leaders économiques à leur rôle majeur dans le problème et dans la solution. Il passe aussi beaucoup de temps avec les jeunes, militant(e)s du climat ou en chemin vers la prise de conscience des enjeux climatiques : une génération et les suivantes, qu’il voudrait préserver des conséquences d’un réchauffement climatique créé par leurs aînés. C’est-à-dire nous.
Vous estimez que nous vivons aujourd’hui ce que prévoit le Giec depuis longtemps. Même avant la création du Giec, dès la conférence de Stockholm en 1972… Alors voilà, nous y sommes : la moitié de l’humanité subit de façon concrète les effets du réchauffement climatique et pas un jour ne passe sans que nous n’ayons des preuves très tangibles de l’urgence de la situation. Pourtant… on a l’impression que bien peu est fait pour y remédier.
Jean Jouzel. On peut en effet avoir cette impression et c’est intéressant de prendre du recul : le prix Nobel de physique a été décerné l’an dernier à l’Américain Syukuro Manabe (1), qui est vraiment le pionnier de la modélisation du climat. Dès les années 60. Il a développé les premiers modèles climatiques qui nous permettaient de comprendre ce que nous risquerions si nous doublions la quantité de gaz carbonique dans l’atmosphère… Ses travaux ont abouti au fameux rapport Charney, en 1979 (commandé à un groupe de scientifiques par la Maison Blanche), lequel démontrait déjà que doubler la quantité de dioxyde de carbone dans l’atmosphère conduirait à un réchauffement compris entre +1,5° et +4° dans la seconde partie du 21e siècle. Ce qui est intéressant c’est que le sixième rapport du Giec (2021-2022) considère que notre trajectoire nous conduira à +3°, à partir de la deuxième moitié du 21e siècle. En complet alignement, donc, avec les prévisions du rapport Charney (dont ceux qui l’avaient commandé n’on jamais tenu compte). Le réchauffement climatique suit donc bien le rythme envisagé, depuis des décennies, par les scientifiques.
C’est comme l’élévation du niveau de la mer, ainsi que l’accélération de cette élévation. Cela aussi, les scientifiques l’avaient prévu. Dès la fin des années 90 et le troisième rapport du Giec, nous alertions sur cette menace et ses conséquences, ainsi que sur l’intensification des événements extrêmes. Nous avions aussi prévu la mise en place hétérogène du réchauffement – moins rapide sur les océans, plus rapide sur les continents, beaucoup plus rapide dans le Grand Nord… tout cela est documenté depuis longtemps, mais quasiment jamais pris en compte par les décideurs politiques. Dans le dernier rapport du Giec est réaffirmée la certitude que le réchauffement est la conséquence des activités humaines. Non seulement nous avons la certitude absolue que ce réchauffement résulte de l’activité humaine, mais ce qui se passe aujourd’hui, c’est ce qui était envisagé par les scientifiques depuis les années 70 et 80. D’où l’importance d’accorder du crédit à la parole scientifique. Ce qui a quand même beaucoup manqué pendant ces décennies où nous sonnions l’alerte. Il est temps que nous soyons entendus. Notamment sur l’urgence à agir et à agir profondément.
« L’objectif n’est pas défini par les scientifiques », dites-vous, « c’est le rôle des responsables politiques ».
Quelles mesures prendre pour limiter le réchauffement climatique à +2°C, voire à +1,5°C comme le prévoit l’Accord de Paris, afin que les jeunes d’aujourd’hui puissent vivre et s’adapter aux conséquences du réchauffement climatique dans la seconde moitié du 21e siècle? C’est de cela dont il s’agit. Il y a eu un changement majeur entre 2015 (année de la signature du traité) et aujourd’hui : en 2015, l’accord de Paris mettait l’accent sur la limitation du réchauffement climatique à +2°C. Les pays particulièrement vulnérables ont voulu que l’objectif soit ramené à +1,5°C et c’est ce chiffre qui figure dans le texte. En 2018, le Giec a produit un rapport sur ce que serait un monde plus chaud de 1,5°C que celui de l’ère pré-industrielle – la période de référence – et sa conclusion a été qu’il sera beaucoup plus facile pour les jeunes générations de s’adapter aux changements induits par une élévation de 1,5°C de la température moyenne à la surface de la Terre plutôt que 2°C. Je rappelle que nous en sommes déjà à +1°C. Vous constatez vous-mêmes les impacts quotidiens, sur nos vies, de ce monde à +1°C… vous imaginez à +2°C ?
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Il s’agit pour nous de stabiliser l’effet de serre. Et pour cela, d’atteindre la neutralité carbone avant la moitié du siècle. C’est la condition sine qua non pour maintenir le réchauffement à +1,5°C. Sinon, il pourrait atteindre les 3°C voire plus, ce qui sera une situation beaucoup plus difficile, voire impossible à vivre, pour nos enfants. C’est d’ailleurs ce qu’entérine le pacte de Glasgow conclu lors de la COP26 en 2021 : il conditionne la stabilisation du climat à +1,5°C à la neutralité carbone d’ici 2050. En cela, il va plus loin que l’accord de Paris et c’est un changement majeur. D’ailleurs, dans la continuité, 100 pays se sont engagés à atteindre la neutralité carbone à horizon 2050 – 2060 pour la Chine, 2070 pour l'Inde.
Se donnent-ils réellement les moyens d’atteindre cet objectif ?
Tout le problème est là. D’un côté, en tant que scientifiques, nous pouvons nous réjouir du fait d’être mieux écoutés, car notre espoir en tant que communauté scientifique c’est que les décideurs politiques s’appuient sur le rapport du Giec pour fonder leurs décisions. De l’autre, nous constatons qu’il y a loin, très loin, des paroles aux actes. Il y a un fossé énorme entre les objectifs affichés, les engagements pris et la réalité des mesures engagées. Pour atteindre la neutralité carbone en 2050 (c’est tout près!) et maintenir l’objectif d’un réchauffement limité à + 1,5°C, il nous faudrait réduire nos émissions de gaz à effet de serre, sur l’ensemble de la planète, de 45% par rapport à 2015, et ce, avant 2030… Or on en est très loin ! On sait déjà qu’en maintenant la trajectoire actuelle – et malgré les deux années de crise Covid –, nous aurons deux fois trop d’émissions en 2030. Même en étant super vertueux après 2030, avec tout ce que nous avons déjà émis et que nous continuerons d’émettre d’ici là, nous allons vers un réchauffement de +3°C en 2050, auquel les jeunes d’aujourd'hui et les générations futures auront énormément de mal à s’adapter.
Sans attendre 2050, on constate que la moitié de l’humanité subit déjà tous les jours les conséquences du réchauffement climatique. Est-il encore possible de mettre en place des mesures efficaces de transition écologique et solidaire ? Est-il encore temps ?
Ce que dit le rapport du Giec, c’est que si on s’y met, avec les technologies disponibles aujourd’hui mais aussi la transformation de nos modes de vie, les changements de comportements individuels, on peut, oui, à horizon 2030, atteindre l’objectif nous maintenant sur une trajectoire de 1,5°C. Notamment en faisant de massives économies d’énergie, en développant les énergies renouvelables, singulièrement le solaire, en re-forestant les terres, en changeant le modèle mondialisé de l’agriculture, en favorisant les techniques agricoles de séquestration de carbone et de préservation de la biodiversité, en changeant nos mobilités avec le développement des transports en commun bas carbone, des mobilités douces ou actives, mais aussi en développant le télétravail et bien sûr en cessant complètement les investissements dans les énergies fossiles… Dès aujourd’hui, il faudrait que chaque investissement, chaque projet politique ou économique soit neutre en carbone. Nous devons impérativement cesser les investissements dans les énergies fossiles et dévaloriser les actifs liés à l’exploitation de ces énergies.
Ces rapports du Giec, on imagine que les dirigeants du monde les lisent ou en ont connaissance… on espère qu’ils entendent vos alertes, inlassables… Et pourtant, on a l’impression que cela ne change rien, ou si peu, à leurs décisions. Pourquoi ? C’est du cynisme ? De la courte vue ?
Peut-être un peu tout cela. Au niveau planétaire, il y a quand même ce mur, cette nécessité d’un facteur deux à horizon 2030… c’est à dire que ce sont les huit prochaines années qui seront essentielles. En Europe, il y a, semble-t-il, une réelle ambition. L’Europe est la région du monde qui à Glasgow a augmenté son objectif, par rapport à l’engagement pris dans l’accord de Paris : on est passé d’une promesse de -40% d’émissions de GES en 2030 par rapport à 1990 à -55%. Ce n’est pas rien ! Ça, c’est dans les textes. Hélas, on voit bien, au quotidien, la difficulté d’agir de conserve. Les Européens ont encore prouvé il y a quelques jours (avec le rejet, le 8 juin 2022, d’une réforme du «marché carbone» de l’UE) à quel point ils ont du mal à parler d’une seule voix et mettre en œuvre les mesures qui leur permettraient une mise en conformité de leurs actes et de leurs paroles. L’idée d’une partie des Européens c’est de mettre en place une taxe carbone aux frontières, afin de protéger nos productions européennes et de limiter nos émissions de gaz à effet de serre importés. Mais les dirigeants européens ne parviennent pas à un consensus à ce sujet. Il y a de telles disparités… Nous manquons d’une vraie politique de l’énergie harmonisée au niveau européen. Aujourd’hui chacun fait ce qu’il veut et nous ne nous donnons pas les moyens d’atteindre cet ambitieux, mais nécessaire objectif de -55%.
En France, les émissions de gaz à effet de serre sur le territoire national ont diminué de 20% depuis les années 1990. Mais ce bon résultat est trompeur, d’abord parce que les émissions ne diminuent pas assez vite, ensuite parce que ce chiffre ne prend pas en compte nos émissions importées. C’est la différence entre nos émissions sur le territoire national et notre empreinte carbone. Cela vaut pour l’ensemble des pays européens. D’un point de vue comptable, nous respectons nos objectifs. D’un point de vue éthique, c’est plus discutable. D’où la préconisation du Haut conseil pour le climat d’une prise en compte de l’empreinte carbone (par habitant et par pays) plutôt que de simplement se contenter d’un calcul des émissions, car il ne tient pas compte de nos émissions importées. Là, on réaliserait à quel point on est loin du compte ! On prendrait conscience qu’en France, il y a de l’ambition dans les discours, les objectifs annoncés, mais quand il est question d’agir…
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Emmanuel Macron a fait de belles promesses en début de mandat. Il avait promis de doubler la capacité d’éolien et de solaire en France, d’ici la fin de son premier quinquennat. Cinq ans plus tard, le résultat est à peine de +30%. Aujourd’hui, il promet une planification écologique… pour quel résultat dans cinq ans ? Il faut bien comprendre que la transition écologique, ce n’est pas qu’un alignement de chiffres ou une « simple » question de préservation du climat, de transition énergétique, ni même de préservation de la biodiversité … c’est aussi, et peut-être avant tout, une transition sociale : un accompagnement permanent et massif des catégories sociales les plus modestes, une mise à disposition d’équipements publics de qualité et répartis sur l’ensemble du territoire, un grand plan de rénovation énergétique du bâtiment. L’intérêt de la planification écologique, c’est qu’elle permet de fixer des objectifs chiffrés. C’est relativement simple à définir, presqu’année par année. La mettre en œuvre, c’est autre chose. C’est mouvoir toute la société… C’est accompagner les plus modestes.
Le reproche que je ferais à Emmanuel Macron aujourd’hui, c’est la présentation de cette transition énergétique ou climatique comme quelque chose que l’on pourrait mettre en place uniquement grâce à la technologie, sans transformer nos modes de vie et l’organisation de nos sociétés. Sauf que c’est impossible. Cette transition, ce n’est pas qu’une question d’avancées technologiques. Nous n’atteindrons pas nos objectifs sans en passer par de la sobriété et un changement de notre modèle économique. Les Anglais parlent de « sufficiency »… Et puis, il est important d’avoir présent à l’esprit que la sobriété ne signifie pas la diminution de la qualité de vie. C’est l’inverse qui se produira.
C’est en quelque sorte « avoir moins mais mieux, pour tout le monde » ?
Je puise quelques exemples simples dans les propositions de la Convention citoyenne du climat, au comité de gouvernance de laquelle je participais. Par exemple la proposition de limitation de vitesse à 110 km/h sur l’autoroute : c’est loin d’être neutre – et l’on s’en rend compte, dans un contexte d’augmentation du carburant – de rouler à 130 ou 110, en termes de consommation de carburant et d’émissions de GES. Et puis symboliquement, que l’on soit riche ou pauvre, une limitation de vitesse, cela concerne tous les automobilistes. Pas d’inégalités. Autre mesure, le constat que nos mobilités sont responsables d’une grande partie de nos émissions de gaz à effet de serre (environ 30%) et que cette proportion augmente. En grande partie en raison de la profusion de SUV. Les citoyens ont donc proposé de surtaxer les véhicules lourds… Cette mesure figure bien dans la loi Climat, sauf que les citoyens demandaient une surtaxe pour les véhicules de plus de 1,2 tonne. 25% des véhicules auraient été concernés. Or la catégorie désignée par la loi, ce sont les véhicules de plus de 1,8 tonne… c’est-à-dire seulement 2% des véhicules en circulation.
C’est ce que l’on appelle une mesure « vidée de sa substance »…
Oui, le résultat est complètement différent de l’intention. Le principe a tout simplement été dévoyé. Alors qu’on connait l’impact de ces véhicules sur l’environnement, sur la qualité de l’air… Pareil pour le gaspillage alimentaire, pour ne prendre que ces quelques exemples. Dans le comportement global des populations, il y a des changements à engager qui sont à la fois bons pour la préservation du climat, bons pour la santé de toutes et tous et bons pour les conditions de vie de chacun. La lutte contre le réchauffement climatique est une question de lutte contre les inégalités. Lutter contre les inégalités, accompagner les plus modestes, faire en sorte qu’ils puissent mieux se nourrir, mieux vivre, mieux se protéger des effets du réchauffement climatique, ce n’est pas diminuer la qualité de vie de l’ensemble de la société. Au contraire.
Dans les transformations de nos modes de vie à engager, celles et ceux qui auront le plus d’efforts à faire ne sont pas forcément celles et ceux que l’on croit…
Le dernier rapport du Giec confirme que les 10% des plus riches dans le monde, qu’ils vivent dans des pays pauvres ou des pays riches – on parle bien des individus – contribuent à hauteur de 40% des émissions de gaz à effet de serre ! Oui, il y a de gros efforts de réduction de notre empreinte carbone à faire et ce sont ces 10% qui en auront le plus à fournir. Les plus riches sont les plus gros contributeurs du réchauffement climatique et aussi ceux qui peuvent le mieux se prémunir de ses conséquences. C’est d’une injustice totale pour tous les autres. Et singulièrement pour les plus modestes.
L’Homme est-il son pire ennemi ?
Hélas oui, assurément. Il y a quinze ans, pour le Grenelle de l’environnement, j’étais avec Nicholas Stern en charge du volet climat-énergie avec la mobilité, le bâtiment, l’urbanisme… Nos recommandations étaient très ambitieuses sur ces sujets. Mais la réalité, c’est que rien ne s’est fait ! Si ce qui avait été proposé il y a quinze ans par le Grenelle de l’environnement avait été suivi d’effets, nous n’en serions pas là. Et c’est ça le problème pour moi. Il y a souvent des moments de réflexion et d’échanges, par exemple avec la Convention citoyenne du climat, avec le Grenelle… et puis rien. Enfin, pas tout à fait rien car il faut bien constater que les élites économiques commencent, doucement, à prendre la mesure du problème. Et puis, on parle moins aujourd’hui qu’il y a dix ans d’un risque de réchauffement de +4°C ou +5°C à la fin du siècle, parce que les émissions augmentent moins rapidement depuis dix ans, qu’au cours de la décennie précédente… mais augmenter moins rapidement ne signifie pas diminuer. C’est évidemment insuffisant. Alors, on verra bien ce que donne la promesse d’une planification écologique et si elle est tenue. Nous avons tous les diagnostics, tous les scénarios. Nous savons ce qu’il nous reste à faire. Ce qui est certain, selon moi, c’est que cette transition finira par s’imposer. Parce que sinon, ne pas atteindre la neutralité carbone en 2050 c’est accepter l’idée que le climat se réchauffe indéfiniment. Et cela, je le considère comme inacceptable.
(1) Le prix Nobel de physique 2021 a été décerné conjointement à Syukuro Manabe, Klaus Hasselmann et Giorgio Parisi. Aux deux premiers pour leur modélisation physique du climat de la Terre, l’analyse quantitative des variations et la prédiction fiable du réchauffement climatique.