Annoncée dès 2020, la vague des dépôts de bilan serait d’actualité. Le conditionnel reste de mise, car la situation n’est pas aussi sombre que certains commentateurs le laissent entendre. Décryptage des chiffres.
Maître Tamara Camillo fait les comptes. En seulement deux semaines, sept nouveaux dossiers de procédure collective sont arrivés sur son bureau. « Pendant deux ans, le cabinet n’a reçu quasiment aucun dossier, commente l’avocate, dont le cœur de l’activité porte sur le droit commercial, de la franchise et de la distribution, mais depuis deux mois, une évolution est perceptible. » Le Bulletin officiel des annonces civiles et commerciales (Bodacc), qui recense les cessions, les dépôts de comptes, les radiations mais aussi les créations, s’épaissit.
La Banque de France avance 31 000 défaillances sur les 12 derniers mois. Le secteur de la communication n’échappe pas au mouvement. Selon l’Observatoire Com Media, les défaillances de la filière ont bondi de plus de 30 % en un an, avec près de 170 procédures lancées au premier trimestre. Et les entreprises spécialisées dans la data et les solutions technologiques sont touchées de plein fouet (+185 %), suivies de près par la production de films publicitaires (+140 %). Contre toute attente, celles des entreprises de l’évènementiel ont chuté de 3 %. Elles ont su tenir.
Raccourci
« Un défaut de langage mérite d’être souligné, note Amélie Gautier, responsable de contenu de Captain Contrat, entité spécialisée dans l’accompagnement juridique en ligne des entrepreneurs, la défaillance n’est pas synonyme de cessation d’activité. L’ouverture d’une procédure collective ne se résout pas forcément par une liquidation. » Selon le cabinet d’avocats Bryan Cave Leighton Paisner, 20 % débouchent sur un redressement. Mais, bien trop fréquent, ce raccourci clavier dont usent et abusent les « prophètes de malheur » est de nature à assombrir davantage le tableau, à générer un climat de défiance et à mettre en place un cercle vicieux. Comme dit Daniel Cohen, président-fondateur de Zalis SAS, expert en stratégie d’entreprise, « les comportements induisent plus fortement la façon dont l’économie va se développer ». Sujet qui a d'ailleurs valu à Richard Thaler le prix Nobel d’économie en 2017.
« Le problème avec les chiffres est qu’on leur fait dire ce que l’on veut, poursuit l'expert. Si la progression est avérée par rapport à 2021, les chiffres actuels n’atteignent pas ceux enregistrés en 2019. » Ils tournaient autour des 50 000. « Aucune sur-défaillance du côté de la communication, assure de son côté Stéphane Liénéré, directeur général adjoint d’Idaia group, professionnel du data marketing. Le marché résiste plutôt bien. Les entreprises ont besoin de recommuniquer, de retravailler des images de marque. Avec une progression de 3 % à 4 %, le marché de la publicité ne se porte pas mal. »
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Le covid n’est pas le seul responsable de la fermeture des sociétés. « Avant même la crise sanitaire, une poche d’entreprises à risque avait clairement été identifiée... Environ 20 %, note Dominique Scalia, président de l’Observatoire Com Media. Elles ont été maintenues sous respiration artificielle avec les différentes mesures gouvernementales. »
La rentrée pourrait connaître une nouvelle poussée de défaillances. « Tous les PGE [Prêts garantis par l'État] ont été souscrits en même temps, analyse Maître Tamara Camillo. Pour l’heure, seuls les intérêts sont remboursés. Mais, à compter de septembre prochain, ce sera au tour du capital. Une deuxième vague n’est pas impossible pour ceux qui n’auront pas anticipé le remboursement du principal, ni la fin du moratoire de l’Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales (Urssaf). » « On tend le dos », l’expression est récurrente … mais pas d’actualité pour Thierry Millon, directeur des études d'Altares Dun & Bradstreet : « Il est trop tôt pour parler de récession, souligne-t-il. Des réserves de croissance du PIB existent encore. »
« Le mandataire social a une présomption de culpabilité en France, souligne Julien Mouchet, entrepreneur qui préside le mouvement les Rebondisseurs Français, et non de responsabilité. Tout seul, il a peu de chance de se défendre, ce d’autant que l’administration judiciaire massacre les entreprises qui passent entre ses mains. » Autant l’éviter. Et Didier Bruère-Dawson, avocat associé chez Bryan Cave Leighton Paisner de filer la métaphore médicale : « Mieux vaut s’attaquer à une carie plutôt que d’attendre d’avoir une rage de dents. »
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La mise en place dans les régions des Groupements de prévention agréés (GPA), selon l’article L611-1 du code de commerce, constitue une première perche tendue pour échapper à la mâchoire judiciaire. L’un des derniers créés – en juillet 2020 - est celui des Hauts-de-France. « Les GPA ne constituent pas une réponse à la crise sanitaire [ils ont été créés dans les années 80], note Didier Fabre, secrétaire général de la CPME des Hauts-de-France et président du GPA, mais le réseau d’anciens dirigeants ou juges bénévoles s’apparente à des boussoles, pour rompre l’isolement du chef d’entreprise, pour les orienter dans les démarches. Notre objectif est d’intervenir dès les signaux faibles. Souvent, il y a un déni. »
Très variable d’un territoire à l’autre, l’offre des GPA va se structurer avec la création – sous peu - d’une fédération nationale. « Le manque d’éducation sur les procédures amiables est patent, déplore Amélie Gautier, or le droit vient en aide aux dirigeants. ». « On apprend d’une crise, conclut Julien Mouchet. Si celle du covid constitue une opportunité de changement culturel par rapport à l’échec, ce sera une bonne chose. »
L'avis de Didier Pitelet, président du Cercle du leadership
Les mouvements de turbulence vécus ces deux dernières années ont-ils fait évoluer le regard porté sur l’échec ?
Le droit à l’erreur – ou le droit à l’échec - est régulièrement évoqué. Mais, finalement, il est peu mis en pratique en France. La situation est bien différente dans les pays anglo-saxons. C’est une opportunité - en soi - de progresser. Mais, malheureusement, dans l’Hexagone, l’échec reste encore vécu comme une honte. Et, si la crise sanitaire a poussé les salariés, les acteurs économiques à privilégier l’essentiel (la qualité de vie), elle n’a pas fait évoluer cette perception. Cette façon d’appréhender le sujet remonte à la petite enfance, au système éducatif, qui vous fait baisser la tête. C’est notre fardeau.
N’y-a-t-il donc aucune raison d’espérer ?
Une révolution managériale est en train de s’opérer, avec une prise conscience de la fragilité des choses, avec l’intention de s’appuyer davantage sur l’envie d’être des gens. Par ailleurs, la génération Z n’est pas dupe non plus du double langage tenu par l’entreprise qui prétendrait accorder le droit à l’erreur et serait toujours dans l’hyper-performance. Aussi le manager doit-il être aidé pour accompagner les échecs de ses collaborateurs et mieux gérer les siens.