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Depuis six ans, le groupe Havas accueille des collégiens sans réseau en stage de 3e, avec l’aide de l’association Viens voir mon taf. Immersion avec de jeunes stagiaires.

« Je suis né au Liban. Quand j’avais votre âge, c’était la guerre, j’ai perdu mon école. J’étais obligé d’étudier à la maison, sans ordinateur ni électricité. Je travaillais à la bougie. » L’attention est maximale ce mercredi 15 février dans la salle de conférences d’Havas Village près de La Défense, tandis que Rami Baitieh, directeur général de Carrefour France, raconte son parcours. Le public comprend une vingtaine d’élèves de 3e, venus passer un stage d’une semaine dans l’agence de communication. Parmi eux, une majorité de jeunes issus de collèges REP (réseaux d’éducation prioritaire), souvent sans contact pour bénéficier de stages en entreprise. En 2017, Havas Village a lancé Havas Kids, un programme pour favoriser l’égalité des chances.

La première année, le PDG Raphaël de Andréis et la DRH Delphine Castanet sont allés sonner à la porte du collège le plus proche, à Nanterre. Puis le groupe est passé à une échelle supérieure en se rapprochant de l’association Viens voir mon taf, « le réseau des jeunes sans réseau », qui met en relation des élèves et des entreprises. Une centaine de stagiaires de 3e ont été accueillis depuis six ans. D’autres groupes de média et de communication participent à ce programme, comme Les Échos-Le Parisien, Radio France, France Télévisions, Publicis, mais aussi Hermès, Vinci ou des cabinets d’avocats.

Ce matin-là chez Havas Village, les collégiens en sweat-shirts sont intimidés par le récit du DG, mais certains osent se lancer lorsqu’il leur demande quelle a été la réussite dont ils ont été le plus fiers. Une jeune fille raconte qu’elle est fière d’avoir réussi à préparer les repas pour sa famille pendant un mois, laissant entendre pudiquement que sa mère était incapable de le faire. Un garçon s’enorgueillit d’avoir passé avec succès une audition de piano. Une jeune femme, en alternance chez Havas, confie avoir travaillé pendant ses études pour financer son permis de conduire et sa voiture, et avoir remboursé son prêt en un an au lieu de cinq.

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« Vous pouvez tous penser à quelque chose que vous avez réussi, aussi modeste que ce soit. Chaque réussite est un socle qui va vous permettre d’en atteindre bien d’autres », affirme Rami Baitieh. Le directeur général de Carrefour France, au parcours international impressionnant (Pologne, Roumanie, Espagne, Argentine, Taïwan…) en profite pour livrer des conseils aux futurs adultes : « On ne réussit jamais seul. Toute réussite s’appuie sur une équipe et sur la vision stratégique de l’entreprise. Toute votre vie, vous aurez à gérer des problèmes. À aucun moment il ne faut se dire “Je ne peux pas”. Le moment le plus obscur précède toujours le retour de la lumière. »

Le natif du Liban, qui a vécu « une deuxième naissance » lors de son arrivée en France, à Compiègne, se reconnaît dans ces parcours de jeunes, souvent confrontés au racisme et aux difficultés sociales. « Par rapport à des personnes qui ont eu un chemin droit, vous aurez musclé votre capacité à conduire le changement. Les critiques que vous recevez construisent votre capital de résistance. Cela vous aide à sauter des obstacles. »

Les questions que lui posent les adolescents en retour, parfois rédigées à l’avance, sont pleines de bon sens. Est-ce lui qui paye ses employés ? « Je signe les autorisations de transferts mais au bout du compte c’est le client qui nous paye. » Est-ce lui qui choisit les prix ? Le dirigeant leur explique le principe de la marge, de la concurrence et de l’interdiction de vente à perte, sans les infantiliser. Fait-il ses courses à Carrefour ? Réponse : oui, mais il se rend aussi chez les concurrents pour comparer.

Et lui, à quel moment s’est-il dit qu’il avait réussi ? À 13 ans, lorsqu’il travaillait dans une épicerie bien plus petite qu’un magasin Carrefour et qu’il gagnait ses premiers pourboires, c’était le début de la réussite. « J’ai senti beaucoup d’écoute et d’attention, avec un mélange de spontanéité et de préparation. Je leur ai parlé comme je m’adresse à un conseil d’administration », a confié Rami Baitieh après cet échange de 30 minutes conclu par une chaleureuse photo de groupe.

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Pendant la semaine, les adolescents ont aussi eu l’occasion de découvrir les différents métiers de la communication et de produire des contenus pour la radio ou les réseaux sociaux. « À l’issue des stages, 80 % des élèves revoient leurs ambitions professionnelles à la hausse. Ils gagnent en confiance, ils peuvent se projeter dans l’avenir », conclut Virginie Salmen, cofondatrice de l’association Viens voir mon taf.

Trois questions à Rami Baitieh, directeur général de Carrefour France et parrain de l’édition 2023,

Comment accueillir des jeunes de quartiers défavorisés en entreprise ?

À Carrefour, nous avons constaté que 80 % des jeunes recrutés en alternance quittaient l’entreprise dès la première semaine après leur embauche. Ils ne possédaient pas les codes d’intégration, mais face à eux, les managers ne possédaient pas les codes de l’inclusion. Les deux sont nécessaires. D’un côté, on demande aux jeunes de vouvoyer, d’enlever leur casquette, mais de l’autre, on demande aussi aux managers d’être plus présents, plus à l’écoute. Depuis que ces codes s’appliquent, on est passé à moins de 15 % de démission.

Au lieu de voir la différence culturelle comme un handicap, ne faut-il pas la voir comme une chance ?

Dans ma propre famille au Liban, on compte plusieurs communautés, plusieurs religions. On s’habitue très tôt à la différence. Les enfants qui parlent plusieurs langues font davantage travailler leur cerveau. Cependant, il ne faut pas penser que dans les beaux quartiers tout le monde a la vie facile. Il faut suivre son cap, sans porter le poids des préjugés.

Quand vous dirigiez Carrefour en Roumanie ou à Taïwan, comment vous adaptiez-vous aux cultures locales ?

À Taïwan, j’ai pris l’habitude d’accueillir les employés à l’entrée du siège tous les matins ; c’était très apprécié. Mais en Roumanie, c’était très mal vu ! Je sais identifier la quintessence de chaque culture pour la comprendre, sans essayer de la changer. Cela m’a beaucoup aidé dans la conduite du changement.

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