Alors que l’industrie des technologies du numérique a massivement licencié aux États-Unis, l’Europe – et la France en particulier – semble préservée de cette lame de fond. Le marché de l’emploi continue sur sa dynamique, favorisant les candidats, malgré quelques signes de tassement des recrutements.
Les géants américains de la tech licencient à tout-va. Au dernier trimestre 2022, il n’est pas un acteur majeur du secteur des technologies qui n’ait pas annoncé des réductions importantes d’effectifs. Un mois à peine après le rachat de Twitter, Elon Musk indiquait se séparer de 50 % de l’effectif de l’entreprise qui emploie 7 500 personnes au total. Mais au-delà d’une annonce conjoncturelle, le mouvement est plus profond. Amazon va licencier 18 000 de ses salariés, Alphabet 12 000 (6 % des effectifs), Meta 11 000 (13 %), Microsoft 10 000 (5 %) et l’éditeur de logiciels Salesforce 9 000 (10 %). À elles seules, ces cinq sociétés représentent plus du quart des départs recensés dans l’industrie des technologies numériques depuis janvier 2022. « Minuit a sonné pour l’hypercroissance alors que les entreprises technologiques ont dépensé de l’argent comme les stars de rock dans les années 1980 », estime l’analyste Dan Ives de Wedbush Securities.
L’Europe et la France sont toutefois encore peu touchées. Les licenciements les plus importants annoncés concernent Cazoo, un site britannique de vente de voitures d’occasion (1 500 personnes depuis début 2022) et la fintech suédoise Klarna (700). En France, seule la place de marché Back Market a déclaré qu’elle allait supprimer 13 % de ses effectifs, soit 93 personnes (dont 63 en France).
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« Il ne s’agit pas simplement d’un ajustement conjoncturel, les raisons de ces licenciements sont structurelles », analyse Manuela Pacaud, directrice générale d’Isoskele, la filiale data de la Poste (400 salariés). « Elles sont tout d’abord financières : de nombreux signaux montrent la fin de la bulle dans le secteur des entreprises technologiques. De plus, à la suite des années de crise, il y a aussi une rationalisation des moyens ; après des investissements et recrutements massifs, il y a un empilement des outils que ces entreprises doivent optimiser », poursuit-elle. De fait, depuis la fin de la crise du covid, plus de 900 000 emplois avaient été créés aux États-Unis. « Les entreprises françaises ne sont pas concernées par ces licenciements massifs, mais elles n’ont pas non plus recruté massivement en sortie de crise », note Alexis de Goriainoff, cofondateur et CEO de Sewan, une entreprise qui propose des services dans le cloud (740 salariés, 100 recrutements en 2023). « Nous sommes loin de ce mouvement : les entreprises françaises sont beaucoup plus prudentes en matière de recrutements, pour des raisons juridiques de protection de l’emploi notamment », poursuit Hélène de Viviés, DRH de RelevanC, la filiale de retail media du groupe Casino qui compte 170 salariés et a prévu une vingtaine de recrutements en 2023.
Toutefois, si les entreprises européennes et françaises de la tech ne sont pas concernées par ce mouvement de licenciements massif, plusieurs observateurs craignent un ralentissement des recrutements. D’autant que la remontée des taux d’intérêt, liée à l’inflation, rend les levées de fonds moins faciles. « Ce mouvement de fond n’est pas neutre et cela aura des répercussions sur le secteur de la tech en France », estime Kevin Buzaglo, cofondateur et CEO de Deeploy, un cabinet de conseil spécialisé dans le développement des ventes sur Amazon. « Nous sommes dans une phase intermédiaire, d’attente et d’observation », complète-t-il. Une analyse partagée par Alexis de Goriainoff qui constate que « cela redonne un peu plus d’air aux entreprises pour recruter ».
En effet, le quasi plein emploi et l’argent coulant à flots dans les start-up ont donné un pouvoir énorme aux candidats. Avec des moyens financiers considérables pour se développer, les entreprises du digital ont offert des rémunérations jusqu’à 30 % supérieures de ce qui était pratiqué dans d’autres secteurs. « C’est nous, entreprises de la tech, qui devons passer les entretiens d’embauche », résume Manuela Pacaud pour illustrer le poids dont disposent les candidats dans leurs négociations. Rémunérations importantes, télétravail, équilibre vie pro-vie perso, quête de sens… Les exigences des candidats couvrent un large champ de domaines et la dynamique du marché leur a donné toutes les cartes en main.
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Le tassement dans les recrutements, observés par certains, va-t-il changer la donne ? « Cela ne modifie pas encore le rapport de force et cela ne le modifiera pas à court terme, prédit Manuela Pacaud, car le manque de profils expérimentés est tel que l’emploi va se maintenir à un niveau très élevé ». « Les voyants restent au vert pour l’emploi dans le secteur technologique, car de nombreux métiers restent en tension : développeur, product managers, data scientists et analysts », complète Hélène de Viviés chez RelevanC, qui ne voit pas non plus se profiler un retournement de l’emploi en 2023. « Toutefois, les dérapages sur les rémunérations devraient se résorber progressivement », avance-t-elle.
Pourtant, quelques signaux, encore timides, semblent confirmer ce rééquilibrage en faveur des entreprises qui recrutent. « On sent que le vent tourne, les candidats sont moins enclins à changer de poste », observe Kevin Buzaglo. « Il y a un an ou deux, nous avions du mal à trouver des compétences expertes en France ; nous étions obligés d’aller les chercher à l’étranger », raconte Alexis de Goriainoff. « Aujourd’hui, le turn-over baisse et le taux de réponse à nos sollicitations de candidats augmente », se réjouit-il.
Trois questions à Emmanuelle Larroque, fondatrice et déléguée générale de Social Builder
Quels sont les objectifs de l’association Social Builder ?
Notre objectif est d’insérer durablement les femmes dans la filière et les métiers de la tech. Il est fondamental qu’elles aillent vers les métiers et secteurs porteurs d’avenir, comme ceux des technologies du numérique. Il s’agit d’un enjeu de société. Aujourd’hui, seuls 27 % des professionnels du numérique sont des femmes. Elles sont souvent recrutées sur des profils moins stratégiques, comme ceux de l’analyse ou de la programmation. Or ce sont justement ceux qui ont été le plus impactés par les licenciements récents.
En quoi est-ce un problème pour les acteurs de la tech ?
Toutes les entreprises en transformation numérique sont en tension sur les ressources humaines, elles ont du mal à recruter. Pourquoi se priver de 50 % des talents ? Selon une étude du Forum économique mondial, si l’on recrutait plus de femmes dans ces secteurs, cela générerait 4 millions d’emplois et 4 milliards de dollars de création de valeur au niveau mondial.
Concrètement, quelles actions concrètes menez-vous pour accompagner les RH ?
Tout d’abord, ce n’est pas parce que vous licenciez en grand nombre que cela vous empêche de recruter des femmes dans les métiers technologiques. Nous sommes ainsi partenaires de Salesforce et de son programme « 1 000 femmes dans la tech » ou de Microsoft et de son initiative « À nous la tech ». Nous avons aussi lancé il y a un mois un mooc « Recruter les femmes dans le numérique » qui a été suivi par 600 responsables RH ou managers.