C’est clair, c’est non ! Il y a tout juste dix jours, Emmanuelle a dit une nouvelle fois non à un poste de manager. La petite trentaine, cette consultante dans un cabinet conseil dédié à la transformation digitale dans les boutiques de luxe a décliné la proposition pour la seconde fois en moins de deux ans. « C’est légitime pour l’entreprise de proposer le niveau au-dessus, explique-t-elle, mais plusieurs chemins de carrière existent. Ce n’est pas une étiquette que je recherche pour me sentir valorisée. L’effet “shiny” ou paillettes ne joue plus, sauf peut-être auprès de mes parents. » La situation d’Emmanuelle n’a rien d’exceptionnel. « Cela me parle personnellement, je voyais moi-même cette éventualité plus comme une contrainte, note d’emblée Amandine Reitz, DRH de plus de 1 400 salariés chez iCIMS, société de cloud de talents. Avec une image caricaturale en voyant certains qui voulaient y accéder par principe, sans avoir les qualités nécessaires. J’avais 25 ans et pas envie de leur ressembler. »
D’après la dernière étude conduite pour Indeed, moteur de recherche d’emploi, un cadre sur cinq n’a aucune envie de relever ce challenge – avec un pic pour les femmes à 25 %. Et le taux grimpe même à 27 % pour les 35-49 ans, la tranche d’âge la plus susceptible d’occuper des fonctions managériales. « Quand on ne l’a pas goûté, on en a encore envie, résume Eric Gras, expert du marché du travail chez Indeed, mais ce n’est plus le cas quand on l’a été. C’est le métier le plus abandonné. Et la pandémie a accéléré le processus. »
La fin d’une norme sociale
« Manager, un métier qui rend fou ? On le dit depuis longtemps, reconnait Jean Pralong, professeur en gestion des ressources humaines, titulaire de la chaire compétences, employabilité et décision RH au sein de l’Ecole de management (EM) de Normandie. À chaque fois, on ajoute une couche. On charge la barque. Aussi, rien d’étonnant à voir cette norme sociale en déclin. » Encore un effet collatéral du covid ? Pas pour Gwénael Bousquet, DRH de Willis Towers Watson, l’un des plus grands cabinets de conseil, de courtage et de solutions logiciels au monde. « C’est plus profond et lié à l’évolution de l’organisation de nos sociétés. Le middle management est moins fourni. Les bancs de touche sont plus clairsemés, là où il était possible de se faire le cuir, de maîtriser le spectre. Aussi, a-t-on moins de capacité à former des managers. » Le concept de l’entreprise libérée et son organigramme plat se retrouvent régulièrement en ligne de mire. « Cette vague-là est arrivée à son terme, commente David Mahé, président de Stimulus et administrateur de Syntec Conseil. Il est synonyme d’un management appauvri, alors que l’on a besoin de plus en plus de monde dans les entreprises. »
La technologie n’est pas neutre non plus dans ce constat. « Le rôle de contrôle, de reporting d’exécution a pris le pas sur l’animation d’équipes, avec les IT au service du profit, souligne également David Mahé. Les entreprises ont leur part de responsabilité dans la dilution du vrai rôle du manager, à savoir l’animation, la détection des talents… » Une tendance de fond donc…
Toutefois, la crise sanitaire a rebattu les cartes, et probablement creusé un peu plus ce sillon d’un désintérêt marqué. « La réalité du travail a été transformée, constate Willy Enjolras, fondateur d’Excellens formation, avec une forme d’isolement. Quelles capacités restaient aux mains des managers quand leurs collaborateurs n’étaient pas connectés ? Certains managers se sont retrouvés démunis, à se demander parfois s’ils ne seraient pas mieux en télétravail, avec plus de liberté, eux aussi. La dématérialisation des équipes a alimenté leur perte de sens. Ils se sont retrouvés sans clé de lecture des facteurs de motivation. »
Une implication plus forte en province
Le bonheur serait-il dans le pré ? Pour André Letowski, expert en entrepreneuriat, auteur d’une note mensuelle pour la Fondation MMA, c’est une évidence, il y a un match qui se joue en Paris et la province. « En région, en dehors des grosses agglomérations, les cadres et managers ont peut-être plus envie de contribuer à la valeur de leur territoire, d’où une implication toujours plus marquée. La rengaine de l’équilibre vie pro-vie perso est probablement moins répandue. » Des propos qui ne surprennent en rien Thierry Boukhari, directeur délégué de Gifi, dont le siège se trouve à Villeneuve-sur-Lot. Cette enseigne dispose de huit postes de managers actuellement vacants. « Ils seront pourvus plus rapidement à l’avenir, avec cette envie de sortir des grandes agglomérations. »
Outre les cadres qui ne veulent pas devenirs managers, il y a aussi ceux qui rétropédalent. Arrière toute ! Luc Bronner, directeur des rédactions du Monde, a choisi de redevenir grand reporter après un bon bilan de 2015 à 2020. « Par désir personnel, par décision positive, heureuse même : après dix années de chefferie, je brûle de retrouver le stress du reporter qui part sans savoir ce qu’il va trouver », déclarait-il aux personnels lors de son départ. Manager « inclusion, talent et community » chez ADP (solutions et logiciels RH ou de paie), Delphine Douetteau a d’autres exemples en tête, en R&D ou en informatique… « Ils sont allés au bout de leurs compétences, analyse-t-elle. Sur le mode : “J’en peux plus !” “Y a trop d’emmerdes !” Le principe de Peter. D’où une nouvelle politique d’ateliers pour revaloriser le métier. D’où aussi une valorisation des profils experts. » « Désormais, on n’en sera plus à compter les effectifs ! », conclut Gwénael Bousquet.
Trois questions à…
« Des dirigeants d’entreprise en souffrance »
Maya Melet, private clients sales executive chez Bupa Global, branche d’assurance santé premium
La santé psychique des salariés a été affectée par la crise sanitaire, qu’en est-il des dirigeants d’entreprise ?
Cette crise a eu un impact sur leur santé mentale et continue d’en avoir un. Pour preuve, nos deux études Executive Wellbeing Index réalisées sur un panel de 1 200 dirigeants, partout dans le monde. Et la situation en 2021 est même pire qu’en 2020. Près de neuf dirigeants sur dix signalent souffrir d’une santé mentale fragile depuis douze mois. Un chiffre en progression de 18 points en un an. Un dirigeant sur dix a reconnu avoir eu des pensées autodestructrices.
Une spécificité française ?
Malheureusement, la France se distingue dans ce baromètre en arrivant en deuxième position, derrière les pays du Moyen-Orient et avant des pays comme Hong Kong, Singapour ou encore la Chine ou le Royaume-Uni, des pays très exposés, voire encore plus secoués que nous.
À ce niveau-là de responsabilités, le sujet reste tabou ?
Le reconnaître peut-être perçu comme une faiblesse. 92% ont essayé des stratégies d’auto-assistance, avant – pour quasiment un tiers d’entre eux – d’aller consulter un médecin. Avec la crainte de ne pas faire assez ou faire trop, trop vite, pour le retour au bureau, par exemple, et l’impact négatif que cela pourrait avoir sur leurs collaborateurs, après 18 mois de ralentissement. Si les salariés commencent à sortir la tête de l’eau, la situation diffère pour les dirigeants.