Extrême et inédite, la situation due au Covid-19 augmente aussi les pratiques addictives. « Avec la détérioration du rythme habituel veille/sommeil, le cadre a été modifié, les cartes sont redistribuées, explique Alexis Peschard, président de GAE (Gestion Addiction en Entreprise). Ce sont autant de facteurs qui favorisent les pratiques addictives, que ce soit la consommation d'alcool, de tabac, de cannabis, ou de jeux en ligne. »
Bien que peu évoquées, ces pratiques touchent une frange notable de la population, estime Bertrand Fauquenot, addictologue et dirigeant de Addictologie Sécurité Travail (AST) : « Les addictologues distinguent la consommation ordinaire, qui est le fait de 50 % à 60 % de la population, de la consommation à risque pour la santé qui concerne de 4 % à 8 % de la population. » Selon le cabinet GAE (Gestion Addiction en Entreprise), ces pratiques seraient de plus en plus répandues. Son président, Alexis Peschard, rappelle un sondage Elabe de novembre 2019 indiquant que « la moitié des salariés, tous secteurs professionnels confondus, constatent des pratiques addictives récurrentes. »
Évolution des signaux
Le télétravail rend d’autant plus complexe la gestion des pratiques addictives qu’il atténue ou dissimule certains signaux. Il peut aussi en renforcer d’autres. « Certains collaborateurs peuvent exiger plus d'explications que d'habitude, voire entrer dans une logorrhée verbale, ou encore faire de la "sur-présence" », note Alexis Peschard. Inversement, certains signaux doivent aussi alerter tels que le phénomène de retrait ou d'évitement, une humeur moins joviale, les personnes qu'il faut relancer pour obtenir un retour. Autant d’éléments à ne pas négliger selon l’addictologue : « Ces retraits peuvent être le signe d'un renfermement psychologique qui doit alerter. »
Du fait de l’éloignement physique, la relation visuelle doit être favorisée. Elle permet en effet de constater la fatigue mais aussi les attitudes de renfermement ou d'agitation. La conduite des équipes doit aussi évoluer, note Alexis Peschard : « Il faudra être vigilant en termes de sursollicitations et d'horaires de travail. Les managers doivent faire preuve de souplesse et favoriser le maintien du lien à travers des interactions régulières mais cela ne doit pas être assimilé à du contrôle. Cela leur permettra de mieux identifier les signaux et d'être plus réactifs. » Vis-à-vis des collaborateurs récalcitrants, l’addictologue conseille aux managers de transmettre le règlement intérieur ou de demander une attestation sur l'honneur certifiant que le logement peut être utilisé comme lieu de travail. « La relation doit se faire avec bienveillance et dans l'écoute, précise Alexis Peschard. Les collaborateurs doivent être prévenus que les managers aussi peuvent se trouver en difficulté dans le cadre du télétravail. »
Risques juridiques
Le rythme de travail requiert une attention particulière. À domicile, le cours des événements est en effet très différent de celui en vigueur dans l’entreprise, en particulier pour la consommation d'alcool. « L'OMS préconise de limiter à deux unités d'alcool par jour et sans que cela soit un rythme quotidien », rappelle Alexis Peschard. Il faut aussi préserver un cadre, se lever à heure fixe, s'habiller, se définir des objectifs et garder des liens sociaux. « En temps normal, selon l'INRS, 10 % à 20 % des accidents de travail sont liés à la consommation de substances psycho-actives », souligne l’addictologue. Il déplore d’autant plus que la plupart des entreprises n’aient pas encore mis en place les mesures de prévention adéquates.
Un manque de réaction qui expose les entreprises à des risques bien réels même s’ils ne se manifesteront que plus tard, constate Jamila El Berry. Avocate spécialisée dans le droit social et la QVT (qualité de vie au travail), elle estime que les mois à venir ne seront pas juridiquement de tout repos : « Il y a fort à parier qu’au sortir de cette crise sanitaire, les contentieux sociaux autour de la charge de travail non régulée, le quantum des allocations forfaitaires de télétravail, les accidents du travail risquent de se multiplier. Si l’employeur ne s’est pas penché sur cette question ou a occulté son traitement dans le cadre de la mise à jour de son document unique d’évaluation des risques professionnels, sa responsabilité civile, voire pénale sera susceptible d’être mise en cause. » Il n’est pas encore trop tard pour réagir.
L’évolution des règlements intérieurs
Une tendance dans les entreprises consiste à faire évoluer le règlement intérieur pour y inclure les tests relatifs à l'alcool et aux drogues. Cela fait suite à une jurisprudence du conseil d'État du 5 décembre 2016, rappelle Bertrand Fauquenot, dirigeant de Addictions Sécurité Travail : « En substance, elle établit que les tests sont licites dès lors qu'ils sont clairement fixés dans le règlement intérieur et effectués en respectant la dignité des personnes et si ces tests ont pour cadre l'obligation de sécurité et non plus l'obligation de protection de la santé du salarié. » Les médecins du travail et les addictologues en ont-ils conscience ? Pas vraiment, explique le spécialiste « car ils estiment que la consommation ponctuelle d'alcool ou d'autres substances relève forcément du domaine médical mais ils se trompent ». À ses yeux, les juges ont estimé que ces tests s'inscrivent dans l'obligation de sécurité qui incombe à l'entreprise : « Tous les grands groupes sont en train d'adopter cette approche pour se protéger en matière de sécurité tout en protégeant les personnes au travail. Cela permet à l'employeur de se soustraire aux précautions qu'il devrait prendre si ces tests de dépistage étaient organisés dans le cadre du code de la santé publique et de la santé au travail. » Du coup, les intervenants extérieurs (laboratoires ou médecins du travail) ne sont plus utiles : une personne peut être retirée de son poste de travail sur la base de ces tests.
« Une vigilance particulière pour l’employeur »
Jamila El Berry, avocate spécialisée en droit social et qualité de vie au travail
Quelles sont les obligations de l’employeur ?
« S’agissant de la question délicate des addictions, la consommation de substances psychoactives ou les dépendances comportementales du salarié doivent faire l’objet d’une vigilance particulière de la part de l’employeur, surtout dans ce contexte singulier. Télétravail ou non, il appartient à l’employeur, via la ligne managériale intermédiaire, d’assurer un suivi des salariés, en mettant en place des outils pour identifier les situations à risque (personnes seules, sans pratique préalable du télétravail, passif lié à des conduites addictives, salariés en situation de surcharge ou de désengagement…). Le manager doit donc s’acquitter d’un certain nombre de diligences afin de maintenir le lien social notamment en favorisant la mise en place d’une communauté virtuelle destinée à prévenir l’isolement et la démotivation des équipes. Il doit également encourager les bonnes pratiques de déconnexion, tant les horaires de travail peuvent être bouleversés et favoriser les situations de burn-out. »