L'intention est charitable, le ton, gentiment sarcastique. «Si certains Français ont besoin d'aide pour traduire The Voice, on peut les aider: dans la langue de Molière, on dit “La Voix”». La proposition du bien-nommé Sylvain Lafrance, professeur à HEC Montréal, a été accueillie par les rires, un rien gênés aux entournures, de l'assistance. Le 9 décembre dernier, le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) organisait au Collège de France un colloque sur le thème «Quel avenir pour la langue française dans les médias audiovisuels?». Pas inutile au moment où les séries à succès se nomment Mentalist ou Unforgettable (TF1), et où le programme le plus attendu de 2014 a pour nom Rising Star (M6).
«Le plus grand péché des francophones en France n'est pas l'oubli, mais la paresse», résume le linguiste Alain Rey. «Les nouveaux médias jouent de cette agression que sont les anglicismes pour gagner des parts de marché, surtout vis-à-vis de publics jeunes», tonne quant à lui Bernard Cerquiglini, recteur de l'Agence universitaire de la Francophonie. Selon ce dernier, les anglicismes seraient eux-mêmes - oh, the irony ! - «soumis au “turn-over”»:«Proust écrivait en son temps “Swann était très smart ce soir dans sa dinner jacket”: pas un de ces mots n'est utilisé aujourd'hui...»
Les médias, usine à néologismes
«L'avenir de l'anglais est-il de devenir ringard?», s'interroge avec délectation Patrice Gélinet, membre du CSA, président de la mission langue française et de la francophonie, qui voit «du snobisme à utiliser des expressions comme “step by step” au lieu de “pas à pas”». Ringard, peut-être pas, mais horripilant aux yeux de beaucoup, sans aucun doute. «En 2013, on a noté une explosion de courriels au sujet du mot “burn-out”, raconte Nicolas Jacobs, médiateur de l'information sur France Télévisions. Nous nous sommes vu accuser de favoriser la déculturation, l'anglicisation.»
Soumis à de multiples subjectivités, à des seuils de tolérance plus ou moins élevés, les arbitrages font dans la dentelle. «A titre personnel, reconnaît Jérôme Bouvier, médiateur de Radio France, je n'arrive pas à me scandaliser de l'arrivée du mot “burn-out”, alors que d'autres anglicismes tiennent de la désinvolture: pour quelle raison emploie-t-on “challenge” au lieu de “défi”, “low-cost” au lieu de “bon marché”, “coach” au lieu d'“entraîneur”?» Plus grave, selon Pierre Bellanger, PDG de Skyrock: «De plus en plus, on tend à ajouter le suffixe “-ing” à la fin des mots. Cela donne, d'un coup d'un seul, une légitimité au concept. Mais le seul “-ing” qui me manque, c'est le “thinking”.» Comme grince Nicolas Jacobs, «Les Anglo-Saxons disposent d'un atelier formidable de néologismes: l'industrie des médias eux-mêmes.»
«Les professions des médias, de la communication, du marketing, sont le reflet de ces évolutions du langage», complète Jérôme Bureau, directeur de l'information de M6 et Président de Paris Première. «S'il n'y a pas de pluralisme linguistique, il n'y a pas de pluralisme de la pensée», estime de son côté Marie-Christine Saragosse, PDG de France Médias Monde (RFI, France 24, Monte Carlo Doualiya).
Les entreprises, en premier lieu, sont souvent pointées du doigt, accusées de se montrer trop friandes de jargon, voire de «globish», cet anglais simplifié bien éloigné de celui de Shakespeare. Guillaume Aper, président de l'Association Française de Communication Interne (AFCI), note «l'habitude de parler de communication “top down” au lieu de “communication descendante”, d'employer les termes “lean management” (mode d'amélioration de l' organisation du travail), voire tout simplement de “lean”, ou de “reengineering” (réorganisation d'un processus industriel) sans forcément les expliciter plus avant.»
Sentiment d'appartenance
Détail savoureux: comme «entrepreneur», le terme «management» lui-même «aurait des origines françaises», si l'on en croit Frédéric Fréry, professeur en stratégie et management à l'ESCP Europe: «Le mot date du XVe siècle, où il signifiait “tenir les rênes.”»«Non seulement chaque profession crée son jargon», estime le professeur, «mais il est normal que le langage des managers soit en anglais puisque nombre de professions ont été théorisées par les penseurs anglo-saxons.»
Avec le risque, toutefois, de ne plus être compris, surtout, comme le souligne Guillaume Aper, «dans le vocabulaire de la finance, où on est souvent dans le présumé acquis, alors que peu de gens savent précisément ce qu'est un Ebitda, un Capex, un Opex...»
Paradoxe: «Les managers français sont souvent les moins bons en anglais, remarque Frédéric Fréry. Ils mettent un point d'honneur à ne pas faire de faute dans leur langue, et n'arrivent pas à se lancer en anglais, à l'inverse des Italiens ou des Allemands.» Comme le raconte plaisamment le professeur, «ce qu'il y a de pire dans les rencontres internationales, c'est quand s'y exprime un véritable Anglais: personne ne le comprend. Et lorsqu'on veut bien parler la langue de Shakespeare, on se débrouille mal en globish...»
Pour autant, selon ces deux professionnels du management et de la communication, les anglicismes restent un mal nécessaire. «Les anglicismes peuvent paraître peu respectables et grotesques. Mais ils visent avant tout une communication plus efficace, le sentiment d'appartenance à un groupe, la maîtrise des codes du langage de leur profession.»
Faut-il se préparer à l'acquisition d'autres idiomes? Selon Pierre Bellanger la prochaine novlangue sera, après le globish, «le code informatique, signe de la souveraineté numérique». Sans doute s'agit-il, avant tout, de ne pas oublier que, comme l'écrivait Camus, «mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde»...
Encadré: La publicité, bonne élève en français ?
Selon un rapport intitulé «Publicité & langue française», remis en décembre 2013 par l'Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP)et portant sur 3962 publicités au cours du premier trimestre 2013 (affichage et radio) on a observé 43 manquements, soit un taux très faible de 1,1%. Par ailleurs, 39 d'entre elles font preuve d'effort de créativité dans l'emploi de la langue française. Un bémol: la télévision n'a pas été prise en compte, car le contrôle des films au regard des textes juridiques et déontologies est systématiquement effectué avant leur diffusion.