Dans leur livre Déplier l’incertain, Valérie Fernandez et Thomas Houy, respectivement professeure et maître de conférences à Télécom Paris, proposent un outil pour aider les entrepreneurs à prendre des décisions dans un monde où tout, ou presque, peut arriver.
Les entreprises sont encore confrontées à une grande marge d’incertitude compte tenu du variant Omicron. Est-ce que cela doit les amener à remettre en cause leur process ?
Thomas Houy. Notre méthode repose sur un diagnostic bâti sur deux observations. La première, c’est que les outils habituellement utilisés dans les entreprises, comme les business plans ou les études de marché, sont devenus inopérants. Ils ne fonctionnent plus dans le monde incertain actuel. D’autant plus qu’en matière d’innovation, les acteurs se retrouvent désormais quasiment toujours sur des marchés dits de « longue traîne ». C’est-à-dire des marchés où la réussite constitue l’exception et où l’échec devient la règle. La seconde observation est que les chercheurs en sciences sociales ont réalisé des avancées majeures sur les bonnes pratiques à adopter dans un monde incertain mais elles ne sont pas connues des entrepreneurs et des professionnels. Nous avons donc passé en revue ces recherches, en adoptant une démarche pluridisciplinaire qui nous a permis de mobiliser des travaux en provenance de différents domaines comme la psychologie, l’économie ou le management. Nous avons également pris en considération ce qu’on appelle la « littérature grise », destinée au grand public. Et nous avons conçu un outil d’aide à la décision dans l’incertain pour construire un pont entre le monde académique et le monde des praticiens.
Quel est le fil rouge de votre méthode ?
Valérie Fernandez. Notre outil, le Decision Model Canvas (DMC), amène d’abord le porteur de projet à déconstruire ses certitudes sur son projet et son environnement. Les entreprises sont aujourd’hui plongées dans une « économie de l’attention » et de « longue traîne » qui génère beaucoup de contre-intuitions. Après la déconstruction de fausses certitudes, le porteur de projet est amené dans une démarche d’exploration par de petites actions frugales qui visent à lui permettre d’obtenir des informations inattendues sur son propre projet. Il s’agit d’aller au-delà des inconnues « connues », c’est-à-dire des éléments dont il connaît l’existence sans avoir de données précises sur leurs caractéristiques, pour l’amener à découvrir les inconnues « inconnues », c’est-à-dire les éléments dont il ignore l’existence, mais pour lesquels il peut in fine percevoir des signaux faibles.
T.H. Ensuite, dans une troisième étape, nous invitons le porteur de projet à « pivoter » à l’aune des informations qu’il a recueillies grâce à ses explorations afin de faire évoluer son projet. Je tiens à souligner que notre outil est profondément « effectual ». Ce concept a été forgé par Saras Sarasvathy, qui a réalisé sa thèse sous la direction d’Herbert Simon [lauréat en 1978 du prix de la Banque de Suède en économie, dit prix Nobel d’économie]. Adopter une démarche « effectuale », c’est sortir du chemin qui consiste à imaginer une solution pour ensuite trouver les moyens de la mettre en œuvre. C’est, au contraire, partir du réel qui nous environne pour s’engager dans un chemin de sérendipité et procéder par cycles itératifs de « test and learn ».
Vous proposez aussi d’adopter une posture de solutionneur de problème et non plus de concepteur de problème…
V.F. C’est la seconde « coloration » forte de notre outil, après celle de « l’effectuation ». Dans l’incertain, il ne faut plus faire seulement appel aux capacités analytiques, c’est-à-dire la capacité à décomposer un problème et le dimensionner par des chiffres. Il ne s’agit plus d’adopter une posture de « problem designer » mais d’adopter celle d’un « problem solver ». Par-delà ses capacités analytiques, il faut développer des compétences d’agilité mentale, de malice, pour affronter un monde incertain, pour « cracker » et « hacker » les problèmes. Cela implique d’être capable de mobiliser intellectuellement des choses déjà vues pour résoudre un problème à travers un « quick win ». Il ne s’agit plus de réfléchir à la façon dont on va modéliser un problème car les problèmes qui sortent de la boîte noire « incertitude » ont une forme, une ampleur et un rythme de survenance impossible à déterminer. Il faut donc avancer pas à pas et traiter les problèmes quand ils arrivent, sans méthode préétablie.
Le monde des start-up illustre-t-il bien votre démarche ?
T. H. Je suis proche du monde des start-up pour en avoir créé plusieurs et en accompagner de nombreuses. Dans cet écosystème, nous observons une forme de schizophrénie désormais : les entrepreneurs produisent des business plans pour les tiers qui le leur demandent encore mais ils n’y croient pas eux-mêmes. Notre outil apporte une réassurance aux personnes qui s’engagent dans ce secteur où les business plans vont disparaître. Dans l’un des accélérateurs les plus réputés au monde, le Y Combinator, un fondateur de start-up doit apporter deux éléments : d’abord des preuves que sa solution aborde un problème réel, avec des datas et non un business plan, et ensuite un prototype qui soit en mesure de le résoudre. Cette évaluation de la start-up fondée sur le réel et la preuve, plutôt que sur des plans, réduit à la fois le risque d’un « no go » de la part du marché, mais aussi les risques d’exécution. Le DMC permet d’apporter le même type de preuves.
V. F. Les évolutions sociétales ont transformé les pratiques de consommation et rendu les goûts des consommateurs très variables, au point de les rendre imprévisibles. Les variables à prendre compte sont trop nombreuses et trop incertaines pour bâtir des projections et des business plans. Les consommateurs ne savent pas ce qu’ils apprécieront demain et ils se projettent toujours dans l’incrémental, pas dans la rupture. Nous sommes passés d’un monde constitué de croyances sur l’avenir à un monde à décrypter et à définir pas à pas. Aujourd’hui, dans un monde incertain, la seule certitude, c’est que l’on ne sait pas. Ne pas savoir, c’est accepter d’entrer dans un processus de décision fait d’explorations itératives.
Docteur en théorie des organisations, ancienne normalienne, diplômée de Sciences Po Paris et directrice de recherche, Valérie Fernandez enseigne l’économie du numérique à l’Institut polytechnique de Paris - Télécom Paris.
Docteur en sciences de gestion, Thomas Houy est codirecteur scientifique du Master 2 « Innovation et Transformation Numérique » créé avec Sciences Po Paris et maître de conférences en management à l’Institut polytechnique de Paris – Télécom Paris.